II.2.3.1.Transformer l'espace matériel.

De nombreux exemples d'appropriation par transformation de l'espace matériel ont déjà été décrits dans les pages précédentes, qu'il s'agisse d'instituer des frontières, de construire des géosymboles et plus généralement un ensemble patrimonial (monuments, statues, emblèmes…), de décorer un local ou de poser des affaires personnelles dans un espace public pour réserver une place… Il existe une infinie variété de façons possibles de transformer l'espace et d'y inscrire sa marque, des plus durables aux plus éphémères, des plus volumineuses et visibles aux plus réduites et discrètes.

Ces transformations ne se limitent pas aux seules nouvelles constructions. Toute action venant modifier la matérialité peut être prise en compte, qu'elle vienne ajouter un élément par construction, qu'elle retire quelque chose par démolition, ou qu'elle ne fasse qu'apporter un changement, important ou mineur, par un nettoyage, un entretien, une retouche ou une remise à neuf, une dégradation ou une détérioration volontaires… Même l'absence de réaction face à l'usure du temps peut être considérée comme un choix, donc comme une action intentionnelle. Si ces modifications revêtent des formes si variables, leurs auteurs sont tout autant différents. Depuis le simple individu jusqu'aux collectivités les plus larges, chaque groupe, quelle que soit sa taille, est susceptible d'intervenir sur la matérialité de l'espace. L'intervention peut être indirecte, par exemple dans le cas d'organismes qui s'associent financièrement et confient la réalisation à des spécialistes, de telle sorte qu'il est parfois difficile d'identifier un unique auteur.

Tout l'intérêt de l'étude de ces modifications tient pourtant en l'identification précise de l'auteur et surtout de ses motivations, de la stratégie qu'il met en place. Ce n'est pas l'acte en lui-même qui est appropriation mais la volonté qui se cache derrière lui, qui lui donne naissance. Bien plus que l'acte concret de transformation en lui-même, c'est le sens qu'il revêt pour son auteur et qu'il indique aux autres, qui est forme d'appropriation. La construction des monastères pontiques que nous avons évoquée est une forme d'appropriation non seulement parce qu'il s'agit d'une modification de l'espace matériel mais aussi essentiellement parce que cette modification est porteuse d'un sens fort pour l'ensemble du groupe et résulte de la volonté de recréer les supports matériels de ses traditions. En ce sens, l'appropriation physique de l'espace se double toujours d'une appropriation symbolique, par laquelle l'espace devient porteur de représentations et se trouve chargé de sens.

A l'inverse, il existe des conditions qui impliquent que l'appropriation ne peut être que symbolique, indépendamment de toute transformation matérielle. Les acteurs se heurtent aux contraintes imposées par les sociétés et notamment au droit de propriété, qui limite l'accès et encadre l'usage des constructions en place. Il est par exemple généralement interdit d'intervenir sur des espaces situés en propriété privée ou publique, et même les actions importantes concernant le bâti privé sont soumises à réglementation (délivrance d'un permis de construire).

Par analogie avec la théorie de la propriété, qui concerne les biens matériels susceptibles de générer un profit, il est possible de définir trois degrés de propriété : selon cette théorie, à tout actif matériel (moyen de production, bien, actif immobilier), sont associés des droits de propriété, donc un pouvoir de décision spécifique, relevant de trois natures différentes. Le droit d'usage (usus) est le pouvoir de décider de l'utilisation de l'actif. Le droit de jouissance (usus fructus) est le pouvoir de décider de la répartition et de l'appropriation du profit retiré de l'actif. Le droit de disposition absolue (abusus) est le pouvoir de vendre l'actif, d'en modifier la forme, d'en interdire l'accès à autrui : c'est une propriété économique complète. Dans l'exemple d'un bien immobilier, le locataire ne dispose que de l'usus tandis que son propriétaire dispose de l'abusus, mais des lois viennent encadrer les droits et devoirs de chacun de façon plus pertinente (délais pour rompre un bail, dédommagement du locataire en cas de travaux dérangeants, etc.).

L'appropriation n'est donc pas un processus de prise de possession menant à de nouveaux types de propriété, mais un processus qui intègre les règles établies, que ce soit en les respectant (déposer une demande de permis de construire) ou en les transgressant (dégrader une construction publique). Dans l'exemple du locataire, les comportements d'appropriation par transformation matérielle sont possibles (comme repeindre les murs), mais limités, par l'interdiction de modifier la nature même du bien (interdiction d'abattre une cloison). L'appropriation par modification de l'espace matériel est donc parfois très contrainte et seule l'appropriation par charge symbolique devient possible dans certains cas.