II.2.3.2.Faire de l'espace matériel le support de normes sociales.

L'appropriation peut également être réalisée par la spatialisation de comportements sociaux : l'espace matériel devient le support de règles et de normes. Les travaux d'A. MOLES expliquent ce processus dans le cas de l'appropriation sociale individuelle que réalise toute personne au cours de sa vie. Pour cet auteur (MOLES, 1978, p.63) :

« L'homme n'appréhende l'espace qu'en se l'appropriant, dans un conflit constant entre l'intuition qu'il a d'être le centre de l'univers, et la perception qu'il subit de l'existence d'autres êtres qui se partagent l'espace » .

S'approprier individuellement l'espace, pour A. MOLES, revient à reconnaître l'existence de zones différentes, définies par rapport à soi selon une échelle de distance, et à adopter un comportement spécifique et adapté à chacun de ces espaces délimités, qui forment autant de coquilles autour de chaque individu. Ces coquilles sont au moins au nombre de 8, s'échelonnant de la plus proche à la plus lointaine : l'enveloppe corporelle (la surface de la peau étant la frontière de l'être), la zone du geste immédiat (zone accessible par un seul geste, sans déplacement général du corps), le domaine visuel (une pièce dans un appartement, par exemple), le logement (le refuge de l'intimité), le quartier (domaine familier, sécurisant, où les rencontres sont possibles), la ville centre (espace dense et anonyme), la région (qui offre un inconnu maîtrisable) et le vaste monde (zone de projets et d'exploration). Les relations qu'établit un individu avec autrui, le comportement qu'il adopte, dépendent de sa situation par rapport à ces coquilles : relations intimes pour les coquilles les plus étroites, puis privées, puis publiques pour les coquilles les plus larges. Chaque individu s'approprie donc l'espace en établissant ses repères auxquels correspond un mode comportemental et relationnel donné.

Par analogie, l'appropriation collective de l'espace peut être considérée comme sociale lorsqu'elle procède par définition d'espaces au sein desquels les comportements ou les relations entre les individus doivent suivre les lois, les normes ou les codes imposés par le groupe. L'espace sert alors de médiateur entre les relations : il est le support qui permet de définir les domaines d'application de normes de comportements, que celles-ci soient respectées ou transgressées. Il s'agit alors d'un processus d'institution de normes comportementales et relationnelles spatialisées. Ce processus peut être considéré comme une forme d'appropriation de l'espace car il permet de renforcer l'identité du groupe. Ce lien entre règles et identité est montré par une expérience rapportée par J. KELLERHALS (KELLERHALS, 1997).

Le principe de cette expérience est d'analyser la réaction d'individus chargés de rétribuer leur propre contribution ainsi que celle d'un collègue, ces contributions étant inégales, dans un sens puis dans l'autre. Dans un premier temps, les personnes sont seules dans la pièce. La moitié d'entre elles sont placées dans une pièce nue, l'autre moitié dans une pièce qui contient un miroir. Lors de la comparaison des rétributions effectuées, on observe que la présence du miroir entraîne une proportionnalité accentuée : la différence entre les deux contributions apportées est nettement plus reconnue sous forme de récompense par les personnes face à un miroir. Dans un deuxième temps, les deux personnes ayant produit des contributions différentes sont placées dans la même pièce et chargées de réaliser ensemble leur rétribution. De la même façon que précédemment, la moitié des personnes est placée dans une pièce nue, l'autre moitié devant un miroir. Cette fois, les résultats sont inversés : la présence du miroir tend à accentuer une égalité des rétributions, indépendamment de la différence de contribution. Ainsi, la présence d'un miroir, qui tend à renforcer la conscience de soi ou de l'appartenance à un groupe, entraîne une modification des règles de distribution.

Les auteurs concluent de l'expérience (KELLERHALS, 1997, p.77) :

« La conscience de groupe accentue ici l'idée de similitude, d'indifférenciation des partenaires ou leur sentiment de la communauté de leur destin. Ils peuvent alors renoncer à la règle de proportionnalité. »

Ce qui signifie que plus l'identité d'un groupe est marquée et mieux sont établies et respectées les règles qui régissent les relations au sein du groupe.

C'est donc la conscience de son identité et de son unité qui permet au groupe d'instaurer et de respecter des règles communes, et réciproquement, l'adoption de normes comportementales propres au groupe renforce le sentiment d'appartenance et marque plus clairement l'identité du groupe. En ce sens, lorsqu'une collectivité utilise l'espace comme support d'un ensemble de règles, elle crée ou renforce une identité socio-spatiale, ce qui relève d'un processus d'appropriation.

La cité appropriée par le groupe des jeunes qui l'habitent, qu'étudie J. BORDET, est un exemple révélateur de tels comportements. Les délimitations spatiales opérées par le groupe des jeunes dans la cité, qui délimitent des espaces au sein desquels ils imposent des normes comportementales, sont reconnues par l'ensemble des habitants : il s'agit d'une domination territoriale caractéristique d'une appropriation spatiale. Alors que l'usage du parc est partagé sous un mode de cohabitation, l'occupation quasi-permanente des porches par les jeunes est l'expression de leur volonté de modifier les normes comportementales dans cet espace, qui veulent traditionnellement qu'on n'y stationne pas plus longtemps que le temps nécessaire pour reprendre son souffle, prendre son courrier ou échanger quelques mots entre voisins. Les relations conflictuelles qui en découlent sont révélatrices de la résistance qu'opposent les autres habitants à l'appropriation comportementale, par les jeunes, d'un espace qu'ils revendiquent.

Certains endroits font l'objet d'une appropriation sociale complète par les jeunes, comme certaines caves, cages d'ascenseurs, fractions de cages d'escaliers de la «tour des survivants», immeuble désaffecté, qui forment des caches destinées à dissimuler de la drogue ou des produits de recel. Une certaine forme de clandestinité et de secret étant nécessaire aux jeunes qui les occupent, leur groupe interdit l'accès de la tour aux autres habitants, par une présence physique et des menaces. De la sorte, les jeunes délimitent leur territoire par des frontières et imposent une règle d'utilisation, ou plutôt de non-utilisation de l'espace, qui s'applique aux autres groupes : en ce sens, leurs comportements visant à établir des normes d'usage de l'espace et de leurs comportements de délimitation se conjuguent pour produire leur territoire.

Ce mode d'appropriation, par l'institution de normes sociales spatialisées, peut être indirecte et nécessiter l'appui d'un groupe intermédiaire. Dans le cas des «journées sans voitures» organisées par certaines villes, par exemple, des mouvements associatifs relayés par le pouvoir politique, favorables à l'usage d'autres moyens de transports que l'automobile dans les centre-ville, sont parvenus à une modification temporairement des règles d'utilisation de l'espace public, de façon à imposer un autre comportement au sein d'un espace délimité. Il s'agit donc d'une appropriation ponctuelle de l'espace par les «anti-voitures».

Ces modes d'appropriation sont particulièrement visibles et perceptibles par les membres d'autres groupes, ou individus étrangers au groupe, ce qui permet de renforcer l'identité socio-spatiale de la collectivité qui génère ce processus. L'association entre le groupe et son espace est bien marquée et les nouvelles normes de comportement sont autant d'attributs valorisés distinctifs, dont le respect unanime est un facteur de cohésion et d'unité du groupe.