II.2.3.3.Charger de sens l'espace matériel.

Les récents travaux des géographes font état de représentations multiples de l'espace, celui-ci étant porteur d'images, d'opinions, de jugements, de valeurs, de codes normatifs... Chaque individu construit ses propres images spatiales, fonction de son expérience, de sa personnalité, des lieux qu'ils fréquentent, et surtout, par référence aux représentations collectives qui lui sont transmises et auxquelles il a accès. Ces représentations collectives sont organisées pour former une idéologie spatiale, qui permet aux groupes de partager une interprétation du monde qui les entoure, fondement de leurs actions.

Les représentations collectives auxquelles donne lieu un espace approprié par un groupe sont des représentations socio-spatiales identitaires, qui mettent en scène l'unité et la spécificité de la collectivité en relation avec des éléments spatiaux caractéristiques et symboliques de cette identité. C'est ce qu'explique G. SENECAL en employant le terme d'«imaginaire», qu'il définit comme un «ensemble d'images, de symboles et de codes qu'intériorisent les individus» (SENECAL, 1992, p.30) :

«Ne peut-on pas soutenir que l'imaginaire demeure justement ce fil invisible qui relie les individus à un espace ?»

Ces représentations transcendent les significations personnelles et expriment des traits culturels, pour certains semblables à ceux d'autres sociétés et pour de nombreux autres spécifiques au groupe, marquant la distinction en affichant nombre de différences ponctuelles.

L'appropriation symbolique de l'espace par un groupe procède donc par formation de représentations, voire d'une idéologie, qui sont à la fois le socle et le reflet du lien identitaire étroit qui relie le groupe à son espace. La formation de ces représentations est un processus extrêmement complexe, car il met en jeu des rapports de causalité multiples, interactifs et imprévisibles. Le processus de production d'une idéologie territoriale par un groupe ne peut être considéré selon un schéma linéaire et déterministe, selon lequel les phénomènes de causalité sont rationnels et univoques, le nombre d'interactions restreint et les changements linéaires, dans un mécanisme idéal. Il serait donc exagérément simplificateur de considérer qu'un groupe décide de produire une idéologie spatiale et le crée de toutes pièces selon une stratégie entièrement volontaire et rationnelle.

Néanmoins, les géographes ont étudié des situations dans lesquelles l'action d'un groupe dans le processus de production d'une idéologie territoriale est clairement perceptible. Les exemples les plus lisibles concernent le pouvoir politique, et notamment les discours, images et toutes les autres formes de communication élaborées par les collectivités locales, dans un contexte de concurrence territoriale dont l'enjeu est un développement socio-économique et culturel (DI MEO, 1998). L'image de Tours par exemple, comme une «ville-carrefour», comme un espace de rencontre où les habitants sont riches d'échanges de qualité, apparaît dans tous les textes produits sur la ville, depuis le simple prospectus publicitaire jusqu'aux aux ouvrages plus conséquents. Pendant plus de trente ans, le maire a incarné l'image de la ville, en étant constamment présenté comme un homme de parole, droit, rigoureux, tenace, impartial, prudent. Dans une représentation symbolique unitaire, ces vertus étaient à la fois celles du maire, des habitants et de la ville. G. DI MEO conclut de la construction de cette image (DI MEO, 1998, p.246) :

« Cet exemple éclaire à la perfection la nature profonde du pouvoir politique : imprégné de l'idéologie qu'il contribue lui-même à renforcer et à infléchir, il dirige l'action sociale dans l'espace. Il fonctionne alors comme le bras séculier de l'idéologie, comme l'indispensable courroie de transmission tendue entre les représentations de toute chose et l'action. »

Mais le pouvoir politique n'est pas le seul segment de la production d'une idéologie territoriale : certains groupes parviennent à imposer leur représentation, ce que montre A. VANT dans l'exemple de Saint-Etienne (VANT, 1981). Parallèlement à la formation d'une image mythique de «ville noire» aux environs de 1850, due à l'exploitation du charbon, deux images sociales s'y sont développées. Il s'agit d'une part d'une image de «ville de travailleurs» élaborée et diffusée par la bourgeoisie, dans un sens péjoratif. Trois figures emblématiques y sont utilisées : celle d'une stéphanoise ouvrière laide et grossière, celle d'un négociant âpre au gain et malhonnête et celle d'un homme rustre. D'autre part, à partir de 1830, l'écriture ne constituant plus le monopole la bourgeoisie, le groupe ouvrier produisit à son tour son propre discours et sa propre image de la ville, qui présentent Saint-Etienne comme une «ville rouge». Cette nouvelle représentation s'enracine dans les chansons ouvrières, les mots d'ordre politiques, les discours syndicaux… A partir des années 1950, ces deux images sont effacées au profit d'une représentation plus unanime d'une transformation profonde de la ville, régénératrice du cadre urbain.

Dans les cas de Tours («ville d'échange») et de Saint-Etienne («ville rouge»), comme dans le cas de la cité étudiée par J. BORDET («cité de jeunes»), un système de représentations qui relient un groupe et son espace sous une même identité est mis en place, de telle sorte qu'il s'impose aux membres du groupe comme aux autres. Cette idéologie territoriale est forgée par les comportements, les discours, la communication mis en œuvre par le groupe, qui s'appuie sur des repères matériels déjà en place ou éventuellement créés par lui.

L'appropriation collective de l'espace, partie intégrante du processus de territorialisation, considérée comme la construction d'une identité socio-spatiale, caractérisée par l'unité et les attributs distinctifs du groupe et de son espace, s'accomplit ainsi par trois types de comportements, qui peuvent avoir lieu conjointement ou séparément. L'espace physique est transformé pour marquer la présence du groupe et exposer des éléments symboliques de son identité. Il devient également le support de normes sociales et relationnelles, ainsi que de représentations identitaires.

Ces comportements sont ceux d'un unique acteur engagé dans un processus de territorialisation, mais un même espace matériel peut donner lieu à deux processus d'appropriation concurrents : c'est le cas des immeubles des logements sociaux. Ceux-ci appartiennent en effet aux organismes HLM, qui les considèrent comme un patrimoine à exploiter, donc à gérer, à entretenir, à améliorer. Ils développent donc un ensemble de comportements dans et sur cet espace : des entreprises de nettoyage sont chargées de maintenir propres les parties communes, les services de gestion doivent encaisser les loyers, les services d'entretien doivent assurer la maintenance des équipements, etc. D'autre part, les habitants s'approprient les immeubles par l'exercice de leurs activités familières et l'usage de leur logement.

Cette double appropriation est organisée de telle sorte que chacun des acteurs puisse y satisfaire ses intérêts : les locataires versent une rétribution aux organismes HLM en échange des services rendus. Les deux acteurs établissent donc une relation globalement consensuelle, dont l'espace est l'enjeu, même si des situations de conflits ponctuels surgissent parfois. Mais la réalisation des opérations de réhabilitation est une situation de forts conflits potentiels, puisqu'il s'agit de transformer d'un coup l'espace matériel approprié par chacun des acteurs. Les habitants adaptent alors leurs comportements d'appropriation en fonction de la relation qu'ils établissent avec l'organisme HLM.

C'est pourquoi, même si les réhabilitations sont essentiellement lues, dans cette recherche, comme des bouleversements du processus d'appropriation de l'espace par les habitants, l'analyse des comportements de ces derniers lors de la phase de réhabilitation tient compte de la relation qu'ils entretiennent alors l'organisme. Afin de permettre cette partie de l'étude, la relation entre les habitants et l'organisme HLM est abordée comme une relation déséquilibrée entre deux acteurs, notion que les lignes qui suivent s'attachent à préciser.