II.3.1.Acteur et stratégie.

Les individus et les groupes sont engagés dans de multiples formes de sociabilité et appartiennent à un système qui les relie les uns aux autres de façon inextricable ; un acteur est alors défini par les relations sociales auxquelles il prend part et se caractérise par trois éléments : sa position sociale dans la structure, son projet formé de buts à atteindre dans un futur plus ou moins proche et dépendants de ses ressources, et son pouvoir, possibilité de contrôler les actions d'autres acteurs. L'acteur est donc celui qui compose avec les autres pour arriver à ses fins. (BASSAND, 1990).

Le terme d'acteur utilisé par les sociologues provient d'une métaphore théâtrale : on considère que les acteurs interviennent sur une scène publique, jouant un rôle attendu tout en improvisant largement. De même que dans la commedia dell'arte, le masque définit le personnage et contraint sa relation aux autres, lui donne son rôle, sans que pour autant la façon de jouer ne soit unique. L'acteur évolue dans un système contraignant mais qui lui offre également des opportunités, et dispose toujours d'une marge de liberté, source d'incertitude pour les autres mais aussi source de pouvoir pour lui. L'acteur tente à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa participation, en s'efforçant de manipuler ses partenaires de telle sorte que celle-ci soit payante pour lui. L'opposition permanente et l'équilibre à trouver entre le jeu du rôle attendu et l'utilisation des marges de liberté en vue d'obtenir des effets favorables, ou encore l'équilibre entre le respect de normes et valeurs et la recherche d'intérêt, sont à comprendre dans une démarche stratégique.

Un acteur agit en fonction d'une certaine rationalité. Mais, d'une part, les objectifs qu'il poursuit ne sont pas clairs et cohérents mais multiples, ambigus et contradictoires, car l'acteur est sans cesse amené à reconsidérer sa position et à s'adapter aux évolutions du contexte, ce qui implique qu'il serait illusoire de considérer son comportement comme réfléchi, comme un calcul lucide d'actions en fonction d'objectifs fixés au départ. D'autre part, le comportement de l'acteur est actif et s'il est toujours contraint et limité, il n'est jamais directement déterminé : des marges de liberté y sont nécessairement présentes. A défaut d'être rationnel par rapport à des objectifs, le comportement d'un acteur est donc rationnel par rapport aux opportunités qu'offre la situation et aux comportements des autres acteurs, au parti que ceux-ci prennent et au jeu qui s'établit entre eux. Il faut donc comprendre la stratégie mise en œuvre par rapport au contexte, alors qu'elle n'est ni synonyme de volonté, ni nécessairement consciente. L'utilité du concept de stratégie est de pouvoir s'appliquer aux comportements en apparence rationnels comme à ceux qui paraissent erratiques : il s'agit de rechercher des logiques comportementales dans le contexte organisationnel et dans le vécu de l'acteur et des autres. Une simple réflexion sur l'acteur est ainsi insuffisante pour expliquer son comportement, puisque celui-ci ne peut se concevoir en dehors du contexte dont il tire sa rationalité.

Il faut donc voir l'acteur par rapport à la scène et aussi par rapport au système d'interaction pour comprendre sa rationalité, qui sont les raisons pour lesquelles les acteurs agissent comme ils le font. Chaque acteur, en fonction de sa personnalité, de son attitude par rapport au risque, de ses ambitions, de son information sur les données de la situation, s'efforce de prendre la décision la plus convenable par rapport à ses intérêts tels qu'il les conçoit. En ce sens, la notion de stratégie se complète par celle de jeu. Le joueur reste libre, mais doit, s'il veut gagner, adopter une stratégie rationnelle en fonction de la nature du jeu et accepter les règles de celui-ci. Il doit donc accepter pour l'avancement de ses intérêts les contraintes qui lui sont imposées. (CROSIER, FRIEDBERG, 1992).

Les raisons qu'un acteur peut avoir d'agir sont de deux ordres : la recherche d'un intérêt ou le respect de valeurs. Il est à la fois poussé par des forces inertielles et tiré par des perspectives d'avantages futurs, guidé par une rationalité autonome et des normes sociales. Si l'intérêt est considéré comme le strict usage de la raison calculatrice et les valeurs comme de simples motifs de comportements, ces deux approches deviennent difficilement réconciliables. Il faut donc élargir leur conception, pour retrouver les notions de liberté et de jeu précédemment décrites. Dans ce sens large, l'intérêt n'est pas seulement matériel, il dépend étroitement des références et du parcours social de l'acteur et s'apparente à une orientation comportementale cohérente par rapport à ce qu'entrevoit un acteur dans une situation donnée. Les valeurs quant à elles sont considérées comme des filtres d'information, comme une grille d'interprétation des situations vécues. Il y a donc une forme d'intériorisation des valeurs, qui tend à régler la conduite des acteurs au-delà du rôle qu'attendent les autres, qui leur permet de concevoir ce rôle et qui explique, par la grille de lecture qu'elles fournissent, le comportement rationnel et intéressé de l'acteur.

Les valeurs sont des références sociales qui préexistent à l'acteur, mais qui restent indissociables de son parcours. Un individu parvient à un état déterminé de conscience, que constitue un mélange unique de savoirs, croyances, valeurs et intérêts, à la suite d'une longue série d'expériences relationnelles, au cours desquelles il se constitue des ressources dans ces relations. L'acquis de ces expériences représente un guide pour jouer les rôles à venir. L'acteur est donc plus qu'un simple agent de rôle, car il peut à la fois témoigner des valeurs qui transcendent son existence et participer à leur construction ou consolidation par l'usage de ses propres références au cours de son parcours. L'acteur dispose donc d'une autonomie irréductible, sans être libre de toute détermination. (GIRAUD, 1994).

Les acteurs se trouvent donc sans cesse dans des situations d'interaction, dans lesquelles ils sont appelés à jouer un rôle, qui est une forme de comportement attendu par les autres. L'acteur mobilise à la fois ses valeurs, normes héritées et retenues d'expériences passées, afin d'interpréter cette situation, le rôle à jouer et l'intérêt d'adopter un comportement plus ou moins conforme, plus ou moins inattendu, que lui permettent les marges de liberté inhérentes à toute action.

Ainsi, l'analyse des comportements de l'organisme HLM comme du groupe d'habitants lors de la réhabilitation s'attachera à rechercher la stratégie de ces deux acteurs, non pas sous la forme d'un calcul lucide des actions à mettre en œuvre pour atteindre des objectifs clairement fixés, mais comme un ensemble d'actions, cohérent par rapport aux opportunités qu'offre la situation, motivé par la recherche d'un intérêt qui peut être flou et ambigu, et par la volonté, lucide ou non, de respecter des normes intériorisées.

Dans l'élaboration de leurs stratégies, les acteurs disposent de ressources différentes. Au titre de celles-ci, figure la possibilité d'influencer le comportement d'autres acteurs, qui est liée à la notion de pouvoir. Dans le cas des réhabilitations, l'organisme HLM a légalement le droit d'imposer à ses locataires la réalisation d'un programme de travaux, à condition que celui-ci n'ait pas fait l'objet d'une opposition du tiers des ménages. Il dispose de la sorte d'une capacité d'imposer son action. Mais cette légitimité reconnue ne lui donne pas pour autant la possibilité de créer une obligation sans réaction de la part des habitants : le pouvoir n'est pas une caractéristique des acteurs, mais se conçoit sous une forme relationnelle.