II.3.3.La participation des habitants.

Pour J. DONZELOT l'offre faite aux habitants de participer aux projets d'amélioration de leur cadre de vie a changé de nature par le double effet de la crise et de l'évolution du mode de contestation (DONZELOT, 1995). Dans les années 1960 prédomine le mode de la consultation des habitants par le biais de l'action des associations reconnues par l'Etat ou les élus locaux. Dans un contexte de technicisation du pouvoir, selon une idéologie planiste, cette offre de participation résulte de la volonté d'équilibrer la raison des experts et l'expression concrète des citoyens. Les associations agissent alors, dans les cadres de la vie quotidienne, par analogie aux syndicats qui interviennent dans les usines ou les entreprises. Elles représentent pour les autorités une force vive qui accepte de se confronter aux experts jusqu'à l'obtention d'un consensus. Leur consultation possède la faculté de légitimer démocratiquement les projets de l'administration ou des élus. Puis, dans les années 1970, les effets de la crise économique se font sentir et les associations tendent à souffrir d'asphyxie ou de clientélisme. La vie associative s'étiole et la consultation fonctionne à vide.

Au tout début des années 1980, l'explosion des Minguettes vient entièrement modifier les conceptions des revendications. Les autorités ont tout à coup à faire face à des émeutiers qui ne revendiquent aucun pouvoir, aucune responsabilité. De façon caricaturale, on pourrait dire qu'ils ne demandent pas à être consultés mais à ce qu'on leur fasse une place, ou encore qu'ils veulent un partage non du pouvoir mais de l'espace urbain. Dans des quartiers où les classes moyennes, qui entraînaient les classes populaires (bases arrières du militantisme) dans leurs revendications par le biais des associations, sont parties, le modèle de la consultation apparaît comme défaillant, alors que la participation semble une nécessité plus impérieuse que jamais. La représentativité étant devenue introuvable, on cherche à la remplacer par une présence active des habitants, à passer d'un modèle de consultation à un modèle d'implication. Selon une conception duale de la société, qui adopte les notions de fracture sociale, d'exclusion, d'opposition entre un dehors et un dedans, la participation directe des habitants doit permettre d'inscrire ou de réinscrire l'individu dans le collectif.

Les organismes HLM ont été directement concernés par l'évolution de la conception de cette offre de participation. Pour P. WARIN, c'est au milieu des années 1970 que cette notion fait son apparition dans le milieu du logement social, d'une part parce que l'effort porte moins sur la construction neuve et davantage sur l'entretien et l'amélioration d'immeubles occupés, et d'autre part parce qu'avec l'apparition de références nouvelles comme le cadre de vie et l'environnement (qui viennent compléter celle du logement seul) et le transfert progressif des compétences vers les collectivités locales, la démocratie devait gagner en proximité (WARIN, 1995). Les organismes HLM ont donc été amenés à organiser la participation des habitants au projet de réhabilitation de leur immeuble, qu'il s'agisse d'une unique opération ou d'un projet plus vaste à l'échelle du quartier, dans le cadre de procédures de politique de la ville.

Au début des années 1980, les bailleurs sociaux engagent une réflexion sur le thème de la gestion adaptée. Inquiets des processus de dégradation des ensembles bâtis, de l'accroissement de la pauvreté de leurs locataires et de l'augmentation de la vacance, les organismes HLM demandent à un groupe de travail, constitué de leurs représentants, de responsables municipaux et de délégués d'organisations syndicales du personnel d'élaborer une méthodologie de «gestion adaptée». La méthodologie élaborée repose sur trois poins majeurs : la décentralisation de la gestion, la formation du personnel pour le rendre plus attentif aux locataires, et l'utilisation d'indicateurs et de tableaux de bord de gestion. Pour P. WARIN, les organismes HLM ont alors intégré plus facilement la nécessité de montrer et d'accroître leurs compétences financières et gestionnaires, se rapprochant d'un comportement propre aux entreprises privées sur un marché concurrentiel, plutôt qu'ils n'ont cherché à aboutir à des résultats concrets en matière de participation des habitants, qui était une volonté clairement énoncée de l'Etat.

La notion dominante alors retenue par les bailleurs sociaux est donc celle de client, bien plus que celle de partenaire. Néanmoins, sous une approche marketing et dans l'objectif de satisfaire leurs clients, les bailleurs sociaux se doivent de connaître leurs souhaits. C'est pourquoi les organismes HLM se sont engagés dans une démarche visant à obtenir de l'information des locataires, à rechercher leur assentiment pour leurs projets, sans susciter de véritables velléités de participation, qui risquent de les embarrasser plus qu'elles ne les aident à atteindre cet objectif. Pour P. WARIN, la participation n'a été évoquée que sur le mode incantatoire et l'attitude des organismes HLM ont pour objectif (WARIN, 1995, p.153) :

« d'impliquer ponctuellement les habitants dans un but gestionnaire, mais tout en évitant la visée émancipatrice d'une participation durable ou élargie. »

Pour nombre d'auteurs, la participation des habitants, quand elle n'est pas complètement fictive, est très limitée. Afin de cerner les divers degrés de la participation à partir de l'observation des pratiques des acteurs sur le terrain, A. MOLLET a proposé une typologie de la participation selon quatre niveaux (MOLLET, 1986). Au plus bas niveau, il s'agit d'une participation-information, par laquelle les organismes HLM expliquent le projet touchant leur immeuble aux habitants, au cours de réunions sans réels échanges, dans un souci de clarification et de précision, sans attente d'un quelconque retour. Au niveau supérieur, on peut définir une participation-consultation, par laquelle les bailleurs expliquent le projet puis demandent aux habitants leurs avis sur la question, au cours de réunions et/ou par un vote de type référendum, par lequel les locataires se prononcent pour ou contre le projet, sans entrer dans les détails. L'organisme HLM se réserve le droit ensuite de tenir compte ou non des résultats de la consultation. Le niveau suivant correspond à une participation-animation, par laquelle des responsabilités sont déléguées aux habitants par le biais d'associations structurées. Enfin le niveau le plus élevé correspond à une participation directe, dans laquelle les habitants sont considérés comme des partenaires à part entière.

Si ce dernier niveau est très rarement atteint, car les organismes HLM préfèrent se restreindre à une information ou une consultation des locataires, il existe malgré tout quelques cas d'une participation exemplaire. Une de ces exceptions concerne un quartier de Woippy-Saint-Eloy, étudié par J-M. STEBE, qui a cherché à comprendre les raisons de cette originalité (STEBE, 1993-a). Pour cet auteur, ce quartier a bénéficié d'une synergie d'atouts, dont quatre d'entre eux ont joué un rôle fondamental. Tout d'abord, à la différence de nombreux quartiers d'habitat social, les locataires de Saint-Eloy se connaissaient avant leur arrivée dans la cité et partageaient une histoire commune, commencée dans le centre-ville de Metz. Ensuite, l'architecture de la cité fait que le nombre d'habitants est relativement restreint et que des logements individuels y sont présents. Les habitants de ces pavillons ont plus participé que les autres, car ce type d'habitat offrait une plus grande possibilité de décoration, avait un turn-over de locataires plus faible et se trouvait plus détérioré que les logements collectifs. Saint-Eloy bénéficiait de plus d'une longue tradition de mobilisation : c'est au prix de nombreuses actions collectives que le quartier s'était doté des équipements collectifs nécessaires, ce qui lui conférait un certain savoir-faire en matière de participation. Enfin les travaux ont pu démarrer très rapidement grâce à des subventions importantes, ce qui a incité les habitants à participer, voyant qu'il s'agissait d'actions concrètes et rapides, respectueuses de ce qu'ils avaient pu souhaiter. Alors que des opérations qui s'étendent dans la durée engendrent une démobilisation, des réalisations rapides permettent de dynamiser le processus de participation.

Ainsi, à l'exception d'opérations telles que Saint Eloy, qui a pu bénéficier d'une synergie d'atouts, la participation des habitants à l'élaboration et à la réalisation de projets relatifs à l'amélioration de leur cadre de vie se restreint à des formes d'information et de consultation proposées par les bailleurs. Ceux-ci peuvent en effet provoquer de la sorte l'adhésion de leurs locataires aux projets, ce qui représente un atout en termes de gestion puisqu'ils assurent ainsi la satisfaction de leurs clients, tout en évitant un réel partenariat susceptible de les déstabiliser. Les organismes HLM font ainsi également preuve de bonne volonté vis à vis de l'Etat, qui prône la participation des habitants, considérées comme un moyen de lutter contre la fracture sociale en réintégrant l'individu dans le collectif.

Les habitants ont ainsi une capacité d'intervenir directement sur le projet de réhabilitation généralement assez réduite, même si les organismes HLM mettent en place des procédures de concertation qui doivent tendre à équilibrer le rapport de force. Chacun des deux acteurs élabore une stratégie, dont le devenir du même espace commun est l'enjeu, en fonction de son interprétation de la situation, de l'intérêt qu'il imagine retirer et de normes intériorisées. Les habitants et les organismes HLM se trouvent donc dans une relation déséquilibrée en faveur de l'organisme, qui disposent de ressources et de moyens de contrainte supérieurs pour orienter l'évolution de l'espace matériel.

Mais cet espace est aussi, outre le patrimoine des organismes, l'espace approprié des habitants, qui adoptent des comportements dont la finalité est de construire une identité socio-spatiale, que ce soit par le biais de la transformation de l'espace matériel, de la construction de représentations collectives ou de l'institution de normes spatialisées. Les habitants qui ont développé une relation très forte avec leur espace de vie sont ainsi susceptibles d'adopter de forts comportements d'opposition face à l'organisme HLM, en engageant des négociations dans le sens qu'ils souhaitent.

La réhabilitation se lit alors comme une phase du processus d'appropriation des habitants, dans laquelle ceux-ci vont adopter des comportements particuliers vis à vis de l'organisme HLM et de leur espace, en fonction du degré d'aboutissement de leur territorialisation de l'espace. Ils vont de la sorte donner leur propre signification à l'opération et peuvent profiter de ces transformations matérielles et de ces nouvelles relations avec l'organisme HLM pour construire plus solidement ou non leur identité socio-spatiale.

A l'issue de ces préliminaires, l'objet de recherche se précise : il s'agit d'étudier les réhabilitations de la résidence des Châtaigniers à Garches et l'immeuble Paul Eluard à Gennevilliers, sous l'angle de la relation entre les habitants et leur espace.

Ces deux réhabilitations sont des opérations «simples», c'est-à-dire en dehors de tout périmètre défini par la politique de la ville : seuls des travaux de remise aux normes du confort des logements et d'embellissement des façades sont réalisés et font l'objet de subventions de l'Etat. Ces opérations sont également banales, dans le sens où elles appartiennent au champ d'activité d'amélioration et d'entretien du patrimoine habituel des organismes HLM, qui ne rencontrent pas de difficultés particulières dans la gestion de ces deux sites. Le programme de travaux et les concertations effectuées avec les habitants sont relativement semblables entre ces deux réhabilitations. Mais les contextes de leur réalisation sont très contrastés : d'une part, les villes de Garches et de Gennevilliers ont une identité marquée et différenciée, la première comme une ville agréable, verdoyante et cossue, la seconde comme une ville industrielle, ouvrière et de tradition communiste, et d'autre part, les organismes HLM qui interviennent ont chacun des statuts différents, puisqu'il s'agit de l'office municipal de Gennevilliers et du groupe 3F, société anonyme de grande envergure.

Ces deux organismes HLM réalisent les opérations de réhabilitation pour les habitants, destinataires de leur action, qui ont la possibilité d'exprimer leurs souhaits lors de la phase de concertation, contribuent financièrement au coût des travaux par une hausse de loyer et supportent les désagréments liés aux travaux. Or les habitants développent une relation très riche avec leur espace en territorialisant au fil du temps leur cadre de vie. Ce processus de territorialisation consiste en un aménagement de l'espace, afin de le rendre propre à l'exercice de pratiques, et surtout en une appropriation de l'espace, qui consiste à construire une identité socio-spatiale.

Cette identité est construite par de multiples comportements, dont la finalité échappe le plus souvent à leurs auteurs. Ces comportements consistent à créer des représentations collectives, ou des images et opinions personnelles, qui lient l'espace et l'acteur qui se l'approprie, en mettant éventuellement en relief des caractéristiques de l'un ou de l'autre. La construction de ces représentations et images peut s'appuyer sur une transformation de l'espace matériel, qui prend une dimension symbolique, ou sur l'institution de normes ou de règles sociales qui s'appliquent dans ou sur l'espace ainsi territorialisé.

L'objet de recherche consiste alors à comprendre comment les deux opérations de réhabilitation s'inscrivent dans ce processus de territorialisation de l'espace par les habitants et comment elles le bouleversent, en fonction des différences contextuelles observées. Comment les comportements de marquage physique et d'attribution de sens à l'espace, d'institution de normes comportementales spatialisées, sont-ils modifiés à l'annonce des réhabilitations, pendant et après les travaux ? Peut-on avancer des éléments d'explication quant à ces modifications en fonction des caractéristiques contextuelles ? Quelles significations les habitants donnent-ils aux réhabilitations qui viennent modifier leur territoire ?

Avant d'aborder les réponses à ces questions qui placent les réhabilitations au sein des processus de territorialisation, il est utile de comprendre plus précisément comment ceux-ci prennent forme, par quels comportements des habitants ils s'accomplissent, à quel degré d'aboutissement ils sont parvenus avant que les travaux ne soient annoncés et réalisés.