III.1.2.2.Le bricolage comme une liberté.

Le terme de «bricoleur» est parfois employé par opposition au terme de «professionnel» : un professionnel du bâtiment ne bricole pas, il travaille, c'est-à-dire qu'il utilise des méthodes, un savoir-faire, des compétences qu'il a apprises, pour réaliser des travaux qui ont été décidés par d'autres que lui. Il doit donc se conformer à un rôle et agir selon ce que son patron ou le commanditaire des travaux attend de lui. A l'opposé, lorsque les habitants disent d'un professionnel qu'il bricole, cela signifie qu'il adapte son travail en dehors des règles de l'art et qu'il se montre inventif et ingénieux pour parvenir à ses fins. Dans les discours, un travail de professionnel hors des règles de l'art mais créatif peut ainsi être traité de «bricolage», comme dans cet exemple :

Lorsque les habitants réalisent eux-mêmes les travaux, ils utilisent le même terme de «bricolage», qui évoque un travail d'amateur, par opposition au professionnel. Mais en même temps, cette ingéniosité d'amateur, qui remplace les méthodes des professionnels, n'est pas synonyme de travail bâclé, ou peu soigné. Au contraire, sachant qu'ils œuvrent uniquement pour eux-mêmes, que leur débrouillardise et leurs idées se concrétiseront et pourront ainsi être montrées et critiquées par autrui, les bricoleurs aiment généralement s'appliquer, pour faire de leur mieux, à l'exemple de cette locataire qui dit de son mari qu'il est «bricoleur et méticuleux», et que «quand il fait quelque chose, c'est très très long, mais après, on n'y revient plus» (n°4, Gennevilliers, femme).

Ce souci de réaliser méticuleusement les travaux résulte de la volonté de présenter une image valorisante de son appartement et de ses capacités et compétences, de montrer son estime pour le travail bien fait, valeur importante pour nombre d'habitants. Un bricolage soigné est une façon d'être reconnu par autrui, de montrer son respect de valeurs collectives telles que le travail bien fait, donc de montrer son insertion dans un groupe par respect des normes, tout en apportant une touche personnelle qui permette de montrer sa personnalité et sa distinction.

Cet aspect inventif et créatif du bricolage, associé à la volonté de bien faire, permet de réaliser des désirs, des attentes, des idées, d'inscrire dans la matérialité de l'espace sa personnalité tout en la mettant en valeur. Le bricolage, acte d'appropriation, est une forme d'ajustage de l'espace à soi-même, ou selon les mots de J.MAGLIONE (MAGLIONE, 1982, p.27) :

« Comment en effet parler de l'appropriation d'un lieu sans passer par cette spirale comprimée du ressort du temps grâce à laquelle peuvent se reconstituer les liens d'intentionnalité entre l'être porteur de son espace intérieur et l'offre nouvelle d'espace qui se donne à investir ? » .

Le bricolage est donc la traduction matérielle d'envies, d'idées et d'opinions personnelles, situées par rapport à des représentations collectives, qui établit des relations et des liens entre l'espace réel, concret et l'espace rêvé, fantasmé et désiré. Une habitante se laisse ainsi aller à évoquer la maison de ses rêves, que le bricolage pourrait rapidement mettre à sa portée :

Le bricolage permet de transformer, dans cet exemple, une grange en maison, c'est-à-dire de passer d'un espace concret pauvre à un espace imaginé riche et agréable, comme par magie, mais en fait avec du travail (il faudrait cinq ans), et de la solidarité, chacun aidant selon ses capacités.

De même que l'appropriation par le nettoyage n'est pas un acte purement individuel, mais résulte des relations entre les membres du ménage, du consensus qui s'établit entre leurs représentations du propre et sale, et de leur volonté d'intervenir, le bricolage est également l'aboutissement de négociations entre les personnes, au sein du ménage mais aussi à l'extérieur. La réalisation de travaux étant un besoin, mais aussi une tâche coûteuse et difficile, des relations d'entraide se nouent entre les habitants. Souvent un bricoleur a une réputation, on sait qu'il acceptera d'aider à réparer ou à réaliser de petites choses, par gentillesse, gratuitement, «pour dépanner», ou que tel autre accepte et sait faire des petits travaux en échange d'argent. Que le bricolage soit à l'origine de la création de ces relations, ou qu'inversement des liens d'amitié ou de solidarité amènent à faire de petits travaux pour autrui, ces relations peuvent être solides, comme dans cet exemple :

L'espace transformé, marqué par le bricolage, porte la trace à la fois de celui qui est à l'origine de la demande et de celui qui l'a réalisé. Les femmes en général expliquent qu'elles demandent à leurs maris de faire les travaux qu'elles souhaitent (alors que ce sont habituellement elles qui nettoient), des habitantes, veuves ou seules, mentionnent toujours l'auteur des travaux réalisés chez elles, le mari, le fils, un voisin…, comme dans cet exemple :

Ce peut-être une façon de lui rendre hommage, de le remercier, ou de montrer sa fierté des capacités des bricoleurs, mais dans tous les cas, de rappeler que la transformation de l'espace est bien souvent le résultat de relations interpersonnelles, même si elle se déroule dans l'espace domestique. Mais quelles que soient les relations qui permettent d'aboutir au résultat final, le bricolage répond au besoin de hausser l'espace matériel à un niveau valorisé acceptable pour s'y reconnaître, à défaut d'atteindre le niveau de l'espace rêvé, en fonction des contraintes de coûts (en argent, temps et énergie) que les habitants peuvent supporter.

La réalisation de travaux permet aux habitants d'ajuster l'espace matériel à leurs aspirations, en fonction de l'usage qu'ils souhaitent en faire, des activités qu'ils veulent pouvoir y mener et de leurs idées d'esthétique et de propreté. De même que le nettoyage permet aux habitants de rendre l'espace domestique à la fois reflet et support de leur représentation de l'ordre, les travaux de bricolage leur permettent d'ajuster plus finement l'espace matériel à leurs aspirations, valeurs et normes, fondement de leur identité. La réalisation de menus travaux relève de la sorte du processus d'appropriation.