III.1.3.2.Salissures et dégradation.

Un exemple de ces comportements est également décrit par un article paru dans Agora 13 , intitulé «Triste appartement – Des vies en déshérence». En voici quelques extraits :

« Il est des logements dont la vue vous fait douter de la capacité de l'être humain à vivre en société. (…) l'appartement suinte une odeur étrange, des senteurs nauséabondes flottent dans toutes les pièces. Le plancher de bois mosaïque est brunâtre, imprégnés de différents liquides de tous ordres de provenance indéfinissable pour certains, à l'odeur caractéristique pour d'autres. (…) dans une pièce, le bois est imbibé, du liquide affleure, c'est là sur des journaux que s'allongeait l'animal du locataire. Dans d'autres endroits, sur le sol, ça moutonne. Dans ce qui a été une chambre, des pots de peinture étaient stockés à même le sol. (…) les carreaux des bouges du port d'Amsterdam, chers à Brel, sont plus propres. (…) comment peut-on vivre ainsi ? (…) phénomène d'accélération, puis la glissade qui fait qu'un être humain devient l'ombre de lui-même »

Les premières phrases montrent que l'appartement a été profondément modifié par son occupant, qui a évité toute forme de nettoyage ou de protection de l'espace matériel contre des salissures multiples. La transformation est alors aussi visible que si des travaux d'aménagement ou de décoration avaient été réalisés : il s'agit d'un marquage de l'espace concret, comme le rappelle J. MAGLIONE (MAGLIONE, 1986, p.190) :

« Cette manière de marquage du lieu à partir d'une lente déposition des effluves ou des actes du corps les plus routiniers peut affecter très diversement les espaces intérieurs d'un logement en produisant avec d'autres moyens le même résultat qu'on obtient communément avec un changement de couleur » .

Or ce marquage correspond à une façon de vivre propre à son ou ses occupants, c'est une mise en adéquation entre l'espace matériel et celui qui l'utilise ou le gère. Ce qui frappe les esprits dans ces comportements est l'anormalité : on trouve très souvent dans les discours qui évoquent ces comportements l'explicitation d'une relation entre anormalité du logement, anormalité du comportement et anormalité de la personne. Ce rapprochement apparaît dans l'article par la question «Comment peut-on vivre ainsi ?» et par la première remarque «Il est des logements dont la vue vous fait douter de la capacité de l'être humain à vivre en société». De même, le pilote du chantier de l'opération de Paul Eluard explique, à propos d'une autre réhabilitation :

La relation entre l'anormalité du comportement de l'habitant – «il reçoit tous les SDF de Gennevilliers» – et l'anormalité du lieu qui en découle – «un lieu de rendez-vous, tout ce qu'on veut» – apparaît clairement dans le rapprochement des termes. L'idée de laisser-aller, d'une dégradation simultanée de la vie de l'habitant (voire de son identité elle-même) et de son espace domestique, chacune favorisant l'autre, est également présente dans les discours. L'auteur de l'article considère que ces personnes évoluent puis «s'installent» dans la marginalité, et l'utilisation du terme «s'installer» renvoie indirectement à l'idée de se loger, d'occuper son habitat en l'adaptant. Il parle également d'un «phénomène d'accélération», d'une «glissade», qui fait qu'un «être humain devient l'ombre de lui-même», c'est-à-dire que sa personnalité, son identité a changé parallèlement à celle de son logement, chacune en résonance avec l'autre. Le discours d'une habitante montre d'une part qu'elle associe une vie marginale dans un espace sale à la honte, et d'autre part, qu'elle nettoie elle-même par peur d'entrer dans une spirale, ce qui révèle une peur de perdre peu à peu sa dignité en se dispensant de faire du ménage :

Cet «engrenage» qui fait que l'anormalité de la vie quotidienne se traduit par une anormalité de l'espace domestique, qui tend à son tour à encourager et amplifier l'anormalité du comportement, est un processus de construction identitaire. Nous retrouvons les mêmes résultats que S. DUPUY, qui vérifie son hypothèse initiale selon laquelle la dégradation est une «appropriation négative», si l'on considère que le terme «négatif» peut être compris dans le sens de «anormal» (DUPUY, 1983, p.7) :

« La dégradation est un mode d'appropriation et fait partie de celui-ci dans son rapport à l'identité. (…) Si l'appropriation possède un caractère préventif par rapport à la dégradation, n'est-ce pas parce qu'en tant que prise de possession « positive » elle rend inutile la dégradation qui serait alors une prise de possession « négative » , « en creux »  ? »

Les ménages s'approprient ainsi leur espace domestique, en adoptant des comportements qui transforment l'espace matériel et qui montrent de la sorte la personnalité de leurs auteurs, que ce soit par des actes qui révèlent une personnalité tout en respectant les normes (nettoyage effectué dans des limites personnelles, menus travaux d'aménagement et d'embellissement soigneusement réalisés), ou beaucoup plus rarement par des actes de transgression des normes (salissures, dégradations, bricolage dangereux). Tous les habitants rencontrés ont effectué des transformations qu'ils jugent positivement, en fonction de leurs idées et des représentations collectives : par ces actions de nettoyage et par la réalisation de menus travaux, ils ont valorisé leur appartement. Cette valorisation, qui résulte d'une transformation de l'espace matériel, est également réalisée par la construction d'images positives du logement.

Notes
13.

Agora – Revue de l'OPMHLM de Gennevilliers, n°32, décembre 1998, pp. 23.