III.2.1.1Un appartement attribué mais conquis.

Les logements sociaux sont attribués selon différentes filières (Préfecture, municipalité, employeur), et les habitants rencontrés ont déposé des demandes auprès d'organismes différents. Mais quels que soient les services auxquels ils se sont adressés, ils ont dû monter un dossier de demande de logement, attendre un long moment avant d'avoir une réponse, puis accepter le premier appartement qu'on leur proposait, car en cas de refus, il était peu probable qu'ils reçoivent une autre proposition.

Cette caractéristique d'absence de choix dans l'obtention des logements apparaît souvent dans les entretiens, et presque systématiquement pour les ménages qui sont arrivés dans les années 1960-1970. En voici quelques exemples :

  • «Est-ce que vous avez pu choisir, visiter ? – Non, non, on m'a attribué cet appartement» (n°6, Gennevilliers, femme).
  • «C'était le premier, c'était le bon ? – Oui, bah, à cette époque là, on n'avait pas trop le choix, c'était les années 60, 66.» (n°7, Gennevilliers, couple).
  • «Pour tous les offices HLM, il est clair que si vous refusez un logement, on ne va pas vous en représenter un quinze jours plus tard, alors je n'ai pas eu le choix, et j'ai pris celui-ci» (n°12, Gennevilliers, femme).
  • «Vous avez pu en visiter beaucoup ? - Ah bah non, figurez-vous, il y avait celui-là, il n'y en avait pas 36 !» (n°13, Gennevilliers, couple).

Les habitants tendent ainsi à justifier leur absence de choix de leur appartement par le fait qu'ils se trouvaient dans une situation de pénurie de logement et que la proposition qui leur était faite était déjà une chance. S'ils prennent ainsi le soin de préciser ce contexte, c'est certainement parce qu'ils considèrent que l'absence de choix est aujourd'hui, dans les représentations collectives, considérée négativement, et qu'ils souhaitent atténuer ou justifier cet aspect de leur arrivée dans leur appartement.

Mais si les habitants n'ont pas disposé de la capacité de pouvoir visiter, réfléchir ou hésiter et finalement décider de retenir un logement parmi d'autres, comme cette capacité peut exister dans le secteur privé, ils ne se sont pas désintéressés de l'obtention de leur appartement, loin s'en faut.

La pénurie de logements des années 1960-1970 et les conditions d'attribution, qui nécessitent d'établir des listes demandeurs et des critères de priorité, engendrent souvent de longs délais. Certains des habitants l'affirment clairement :

  • «Et ils ont pu vous trouver un appartement rapidement ? – Non, non, on a attendu longtemps, parce qu'à l'époque, il n'y a avait pas de… non, non, ça a été assez long pour l'obtenir, je ne me souviens plus, mais…» (n°10, Garches, couple).

D'autres ont intégré ces contraintes et l'attente leur paraît normale :

  • «Est-ce que vous avez attendu longtemps l'appartement ? Non, on s'est mariés en 54, on a dû attendre deux ou trois ans, je ne me souviens plus vraiment. - Ça vous a paru long ? – Oui, quand même, parce que quand on est mal logé, quand on a qu'une petite pièce comme ça. Enfin, on était heureux quand même, quand on est jeunes mariés, qu'on s'aime…» (n°9, Gennevilliers, femme).
  • «Et vous n'avez pas eu de problème pour avoir l'appartement, ou vous avez attendu longtemps ? – Pour l'époque, on dira qu'il n'y a pas eu de problème, j'ai fait ma demande alors que ma fille était née, elle est née en octobre 74, donc j'ai mis six mois, peut-être un an à tout casser, oui, un an. A l'époque, comme il y avait des problèmes de logement, c'était correct» (n°12, Gennevilliers, femme).

Certains ont plus de chance et obtiennent leur appartement beaucoup plus rapidement, notamment parmi les plus jeunes emménagés, et pour ceux qui passent par la filière du 1% patronal. Que cette attente soit de plusieurs mois ou de plusieurs années, qu'elle soit considérée comme longue ou non, cette période est source à la fois d'inquiétudes et d'espoir.

Les habitants qui se considèrent mal logés redoutent que leur demande n'aboutisse pas et de devoir attendre longtemps ou effectuer de nouvelles démarches pour être enfin correctement logés à leurs yeux. Une habitante utilise, par exemple, l'expression :

  • «J'avais une épée de Damoclès au-dessus de la tête» (n°12, Gennevilliers, femme).

Une autre locataire explique qu'elle redoutait de ne pas trouver de logement : son beau-père lui prêtait gratuitement un petit pavillon, mais a chassé toute la famille du jour au lendemain pour le mettre en location. Elle a vécu très douloureusement cet événement et précise :

  • «C'est vite fait de se retrouver dehors sans rien» (n°1, Garches, femme).

Simultanément, cette attente génère l'espoir d'obtenir un logement confortable, agréable, qui réponde à tous les souhaits et désirs, comme l'explique cette habitante :

«Ça m'a plu tout de suite, parce que ça remonte quand même à plus de 20 ans, je sortais d'un petit boui-boui pas possible, de je ne sais pas : 20 m², alors tu imagines, quand tu arrives ici, c'est absolument génial. Tu en rêves, jusqu'à ce que tu aies l'accord, tu en rêves ! » (n°11, Garches, femme).

Si pour certains l'arrivée dans le logement est surtout une affaire de temps et d'opportunité, pour d'autres le déménagement est une véritable épreuve parce qu'il demande d'effectuer de pénibles démarches.

Une habitante raconte son parcours : elle habite en Bretagne avec son mari et ses deux enfants, lorsque celui-ci trouve un emploi à Gennevilliers par une petite annonce. Il vient travailler d'abord seul, puis après un an de séparation, sa famille vient le rejoindre. Ils s'installent dans l'immeuble Gérard Philippe, mais le loyer devient trop élevé lorsque le mari subit un chômage technique : ils doivent donc partir au bout de deux ans et après un passage de 7-8 mois à l'hôtel, ils obtiennent un appartement dans l'immeuble Renoir. Trois ans après, souffrant de problèmes de santé qui rendent tout déplacement difficile, ils changent de bâtiment et viennent s'installer dans l'immeuble Paul Eluard, qui dispose d'un ascenseur. Ces nombreux déménagements, qui correspondent à des changements importants sur les plans de l'emploi et de la santé, et souvent difficiles à vivre pour cette famille, ont chaque fois nécessité des efforts importants :

  • « Il y avait une dame [de l'office HLM], elle n'y est plus, elle est à la retraite, très gentille d'ailleurs, parce que nous, quand on a pris ce logement là, mon mari, il ne gagnait presque pas, et puis après, il s'est retrouvé, pas au chômage, mais ça ne marchait pas, l'usine. Donc il travaillait à mi-temps, donc il avait un salaire vraiment minime, donc elle nous a dit « prenez-le [l'appartement], et nous, on va s'arranger » , et heureusement qu'on a fait ça, parce qu'on ne l'aurait pas eu, et on l'a pris, puis on s'est arrangé, à revenir sur la pente après, mais c'était très dur. On n'avait pas grand chose, même quand on est monté ici, on n'avait rien, nous.» (n°3, Gennevilliers, femme).

Le manque de ressources rend parfois les démarches pénibles. Il s'agit souvent pour les locataires de faire bonne impression, de tenter de convaincre qu'ils «méritent» cet appartement. Cette nécessité de prouver sa solvabilité peut engendrer des humiliations, comme l'explique une habitante. Celle-ci présente spontanément au début des années 1970 une demande au maire de Garches pour obtenir un logement social. Le maire ne la reçoit pas et la secrétaire lui répond que «de toutes façons, tout est plein». Puis elle profite de l'aide d'une assistante sociale, qui lui trouve finalement son appartement dans la résidence des Châtaigniers. Le dossier devant être retiré à la mairie, elle retrouve la même secrétaire, qui lui demande cette fois comment elle pourra payer le loyer. Cette habitante se dit profondément blessée de cette question et affirme se souvenir encore aujourd'hui précisément de sa réponse :

  • «Je mangerai du pain sec, mais je paierai mon loyer, je n'ai aucune dette nulle part !» (n°1, Garches, femme).

Parfois, les habitants expliquent qu'ils ont joué du système d'attribution pour le détourner à leur profit. Ainsi, à Gennevilliers, un ménage a pris l'initiative de rencontrer directement le maire:

  • « On a même été voir le maire pour avoir un logement, parce qu'on s'apercevait qu'il y avait des gens qui s'étaient inscrits après nous et qui avaient leur logement et pas nous, alors on est allé voir le maire, et on est allé tout de suite à la Banane [immeuble voisin de l'immeuble Paul Eluard, en forme de banane]» (n°13, Gennevilliers, couple).

A Garches, un homme a fait croire à son employeur que son domicile allait être démoli : comme il était d'astreinte, sa société lui a trouvé, dans le cadre du 1% patronal, un appartement proche de son travail, dans la résidence des Châtaigniers ; en fait, la démolition a eu lieu bien plus tard, mais sa femme voulait quitter le petit pavillon sans confort qu'ils occupaient et profiter des nouveaux appartements qui venaient d'être construits.

Les habitants obtiennent ainsi généralement leur logement au terme d'une longue attente, qui génère à la fois la crainte de se trouver dans des situations difficiles si l'attribution de l'appartement tarde trop et l'espoir d'avoir finalement un appartement particulièrement agréable, et souvent après des démarches pénibles ou des efforts importants. Au moment de l'entrée dans le logement, celui-ci a donc déjà un prix important aux yeux de ses nouveaux occupants, celui des efforts qu'il a suscités pour être obtenu, et se trouve de la sorte valorisé.