III.2.2.2.«Ne pas échanger un cheval borgne contre un aveugle».

Certains habitants citent des caractéristiques négatives de leur appartement et affirment que ces désagréments les incitent à changer de lieu de résidence, mais la peur d'être déçu par le changement est suffisamment forte pour qu'ils relativisent les points négatifs et se contentent finalement de leur appartement actuel.

Une habitante, par exemple, aborde spontanément et soudainement le sujet d'un éventuel déménagement au cours de l'entretien et justifie aussitôt sa position et celle de son mari sans qu'aucune question ne lui soit posée, comme si elle poursuivait des réflexions déjà ébauchées :

« Mais à Gennevilliers, c'est le moins cher, alors il ne faut pas se plaindre. C'est pour ça, moi, déménager, ça fait trop longtemps que je suis là, et puis mon mari, il ne veut pas, lui. Il dit que depuis le temps qu'on est là... C'est vrai qu'on est habitué, ce n'est quand même pas pareil. Des fois aussi, quand vous déménagez, on ne sait pas sur qui on va tomber, quel logement on va avoir. C'est toujours pareil, tandis que là, on a tout, c'est ça qui est bien. » (n°3, Gennevilliers, femme). ’

Cette habitante éprouve le même attachement que les locataires précédemment cités, qu'elle exprime par des termes évoquant les habitudes («ça fait trop longtemps que je suis là», «depuis le temps qu'on est là», «on est habitué») et montre finalement qu'elle ne reproche rien à son appartement («on a tout»). Mais la part de rêve qu'offrirait un nouveau logement semble forte, et plus que son mari, elle paraît souhaiter un changement ou une amélioration. Mais plus encore que cette envie, la peur de l'inconnu l'emporte. Cet aspect est amplifié par les caractéristiques des procédures d'attribution de logement, qui ne permettent pas aux locataires de conserver l'initiative du choix de leur prochain appartement : ils ne peuvent estimer très précisément les qualités du nouvel appartement par rapport à l'ancien, puisqu'ils doivent se résoudre à attendre une proposition de la part de l'organisme HLM. Le changement est alors perçu comme un risque : à l'espoir d'obtenir un logement plus confortable, ou plus agréable, se mêle la peur de perdre ce que l'on a déjà, ce qui impose de ne pas considérer un déménagement sur un coup de tête, mais comme une action réfléchie et soupesée, comme l'explique cet habitant :

« Et malgré tout la qualité de vie s'est détériorée. Donc il y a des moments, j'ai vraiment envie de faire mes bagages, et puis après, j'ai quand même la tête sur les épaules, et je regarde aussi ailleurs, et je me dis attention de ne pas échanger un cheval borgne pour un aveugle. Je pondère ma colère. Mais il y a quand même des francs moments de mal vivre » (n°5, Gennevilliers, homme).’

Ce locataire précise les raisons de ce qu'il appelle le «mal vivre» dans la suite de l'entretien : il s'agit de la détérioration de ses relations avec ses voisins, notamment ses voisins directs dont le bruit le gêne, et la disparition des commerces de proximité, ce qui à la fois participe à la perte de convivialité qu'il déplore et rend les achats quotidiens plus désagréables. Dans ce cas, l'espace de l'appartement proprement dit donne satisfaction, tandis que l'environnement du logement est jugé pesant. Le processus d'appropriation repose sur une image globale favorable et valorisée du logement, mais intègre également la reconnaissance de points de divergence entre la perception de l'environnement de l'appartement et les souhaits du ménage. A l'inverse, on trouve un exemple à Garches d'une image valorisée qui repose d'abord sur la situation et non sur l'intérieur de l'appartement :

‘«Maintenant, moi, ça ne me plaît pas beaucoup parce qu'avec les deux filles, ça commence à être petit. Mais bon, c'est un choix. C'est-à-dire que vous préférez rester dans la région,…- Oui, on préfère ici plutôt qu'acheter un pavillon, ou un appartement, ailleurs, on préfère rester ici. - Parce que vous aimez bien la résidence ?… - Voilà, et puis on sait ce qu'il y a autour. Certaines régions, c'est pas très bien fréquenté, alors… » (n°2, Garches, couple). ’

Ainsi, même les personnes qui éprouvent le désir de quitter leur logement, ou surtout de vivre dans un appartement qu'elles estimeraient supérieur, conservent une image valorisée de leur appartement, qui malgré ses éventuels défauts, a l'avantage d'être approprié et semble donc préférable à un autre qui pourrait présenter, à l'usage, de lourds inconvénients. L'appropriation permet donc de créer une image valorisée du logement, qui apparaît alors comme un endroit qui peut présenter des défauts mais auquel on est attaché, image qui contribue en retour à alimenter le processus d'appropriation.

Certains locataires sont quant à eux décidés à partir, mais l'analyse de leurs motivations montrent que cette volonté ne repose pas sur une conception dévalorisée de leur appartement mais est au contraire présentée comme résultant d'une obligation.