III.3.1.3.Valoriser le respect des normes plus que la distinction.

On observe des contradictions dans les propos d'une habitante qui justifie ne pas faire plus de travaux dans son appartement par peur de devoir payer une somme dérisoire pour le remettre en état lors de son départ, tout en considérant ce départ comme hautement improbable :

« Mon fils est à Poitiers, alors ils ne viennent pas, l'appartement ne se salit pas beaucoup. Il restera comme ça, maintenant. Maintenant, j'évite justement d'accrocher des tableaux, parce qu'en partant, il faut reboucher les trous. Pour faire ça, il faut payer, oh, non, non… Il faut rendre l'appartement comme / oui, alors si on fait des trous, il faut les boucher, ou alors ils font payer, je crois que c'est 10 ou 12F par trou » (n°1, Garches, femme).’

Le montant des réparations est donc très bas, notamment au regard du prix des décorations qui seraient réalisées : l'argument financier semble étrange. Il est encore plus surprenant de constater que cette même personne n'imagine même pas déménager un jour :

‘«Vous avez envie de rester ici ? – Moi, à l'âge que j'ai, je vais rester ici, ce n'est pas à mon âge que je vais changer» (n°1, Garches, femme).’

On observe la même contradiction interne dans les propos d'une autre locataire. Celle-ci a modifié les plans de son appartement en fermant une pièce, par l'installation d'une porte, sans autorisation de l'organisme HLM, mais elle se refuse aujourd'hui à abattre une cloison basse, chose que d'autres locataires ont réalisé et qu'elle souhaiterait pour son propre appartement. Cette habitante a certainement des raisons plus profondes de ne pas abattre cette cloison, mais elle préfère retenir et donner une explication simple et banale, qui consiste à rappeler que ces aménagements sont interdits par le règlement, qui est en lui-même une chose normale, qu'il faut respecter :

« Il faut respecter ce qui est instauré au départ, c'est bien pourquoi ils [l'organisme HLM] ont des règles, qu'ils les appliquent et qu'ils sont stricts » .(n°12, Gennevilliers, femme).’

Une autre habitante précise ce sentiment ambigu mêlant une forme de frustration de ne pouvoir réaliser les travaux souhaités et l'impression de devoir respecter un règlement qui doit normalement s'appliquer :

« On pourrait dire : « on va casser le mur, ça nous fera une grande salle de séjour » , non, ça, on n'a pas le droit, on n'a pas le droit de modifier les plans. (…). - C'est quelque chose que vous regrettez ? - De ne pas pouvoir faire... Oui, quand même, on est obligé toujours, on se sent un petit peu, heu, prisonnier de ça, toujours. Rester dans les normes, dans certaines normes. - Ça vous paraît normal ? - Oui, moi, ça me paraît normal. Oui, parce qu'ici, vous voyez c'est un quatre pièces, (…) Quelqu'un qui abattrait le mur, qui en ferait... Ce n'est plus un quatre pièces. Plus un F4. C'est dans ce sens là, eux, c'est un F4, il faut rendre un F4 » (n°10, Garches, couple).’

Ce règlement devient ainsi rassurant, car il permet d'éviter de devoir justifier plus profondément pourquoi les travaux rêvés ne sont pas réalisés et peut limiter les différences entre les ménages. Si des locataires modifient trop leur appartement, faisant preuve d'une grande originalité, on pourra leur rétorquer que c'est une mauvaise chose, car interdite par le règlement. Alors qu'un aménagement soigné et personnalisé est généralement valorisé, certaines personnes parviennent à créer une image également valorisée du peu de personnalité de leur appartement, se montrant fier de le rendre tel qu'on leur a laissé à l'origine, donc d'avoir respecter des règles et des normes :

‘«Moi, c'est vrai que je n'ai pas à me plaindre ici, parce que c'est vrai que l'appartement est dans l'état où je l'ai pris. Il est exactement comme à l'origine, mon appartement, sauf que j'ai un peu de meubles» (n°1, Garches, femme). ’

Les habitants évoquent donc leur statut de locataire pour expliquer le peu d'investissement qu'ils ont pu réaliser, pour des raisons financières et de respect du règlement, mais c'est aussi un moyen de valoriser un comportement qui respecte les normes, plus qu'un comportement qui cherche à montrer une distinction.

La construction d'une image valorisée de leur appartement se heurtant à des obstacles, en raison du manque de moyens permettant de transformer l'espace matériel, les habitants arguent de leur statut de locataire pour justifier que leur appartement n'est pas tel qu'ils le souhaitent, comme dans cet exemple :

‘«Et si l'appartement avait été à vous, vous auriez fait les mêmes travaux, ou vous en auriez fait d'autres ? - Moi, j'en aurais fait d'autres, j'aurais amélioré, mais comme c'est pas à moi ! bon, j'améliore, j'entretiens, les papiers, tout ça, j'entretiens l'appartement, mais c'est vrai que ce serait à moi, je ferais autre chose. - Vous feriez quoi, par exemple ? - Bah je ne sais pas, j'améliorerais, je mettrais heu... des choses plus chères, je ne sais pas moi, des choses plus solides, j'améliorerais à mon goût, mais ce n'est pas à moi. » (n°14, Gennevilliers, femme).’

L'argument du statut de locataire est ainsi facilement avancé par les locataires pour justifier qu'ils ne réalisent pas plus de travaux. Cet argument peut se suffire à lui-même, comme dans le dernier exemple. Il peut exprimer explicitement une raison financière (peur de perdre l'investissement réalisé au moment du départ), ou réglementaire (nécessité de respecter les règles imposées par le propriétaire), ou signifier implicitement une valorisation des comportements respectueux des normes au détriment de ceux qui visent à se distinguer.