IV.2.2.2.Gardien d'immeuble ou gardien de l'espace collectif.

Le responsable du gardiennage de l'office HLM de Gennevilliers et la gardienne de l'immeuble Paul Eluard s'accordent pour retenir trois éléments majeurs du rôle de gardien d'immeuble : une tâche technique sur l'espace matériel, une tâche d'écoute et d'aide aux habitants, et une tâche de maintien de l'ordre :

‘«Il y a tout aussi bien le côté technique, qui ira du coup de balai au nettoyage des poubelles, des containers, au côté relationnel, qui consiste à entretenir avec ses locataires des relations convenables, et être là pour les aider, les conseiller, les diriger, et de faire respecter un petit peu le règlement de service aussi, parce qu'il a un petit rôle de police aussi, entre guillemets» (responsable du gardiennage, office de Gennevilliers).’ ‘ « Gardienne, ça veut dire pour beaucoup de gens balayer, sortir les poubelles, bon, on est plus que ça, (…) on est à l'écoute, quand même beaucoup, (…) on n'est pas des agents, mais des fois, on est obligé de rouspéter un peu » (gardienne de l'immeuble Paul Eluard). ’

L'espace matériel est à la fois l'enjeu et le support du travail quotidien du gardien. Il doit être nettoyé et entretenu, afin d'éviter des représentations dévalorisantes qui constitue une perte d'attractivité de son patrimoine pour le bailleur et de rappeler que l'organisme remplit correctement sa mission. Les gardiens sont ainsi amenés à surveiller et contrôler l'espace matériel, nouant de la sorte une relation étroite avec lui. Les gardiens utilisent l'espace collectif puisqu'ils habitent sur place, mais surtout ils se sentent investis de responsabilités à l'égard de l'espace matériel. Dans leurs discours, ils utilisent des expressions telles «mon escalier», «mon ampoule», «mes boîtes aux lettres», montrant ainsi qu'ils se considèrent comme entièrement impliqués dans la préservation des qualités de l'espace matériel. La délimitation de leur domaine d'intervention, qui définit un périmètre de leurs actions de surveillance et d'entretien perceptible pour les habitants, participe à l'identification d'un espace matériel collectif.

A Garches, le couple de gardiens de la résidence des Châtaigniers estime, en tant qu'intermédiaire incontournable de transmission de l'information entre le personnel de l'organisme et les locataires, qu'une tâche de communication entre dans son rôle, mais qu'il n'a pas à aller au-delà de cette communication professionnelle, en offrant écoute et aide aux habitants. A Gennevilliers au contraire, le responsable du gardiennage estime que les gardiens doivent aider les habitants dans leur vie quotidienne, au-delà de leur apporter le strict service auxquels ils ont droit en échange du loyer qu'ils paient. La gardienne de l'immeuble Paul Eluard est attentive à cet aspect de son travail, qui lui apporte satisfaction, en raison notamment de sa personnalité, qu'elle décrit comme «gentille», «humaine», «à l'écoute». Elle explique que si quelqu'un vient la déranger alors qu'elle est en train de balayer l'entrée de l'immeuble, pour discuter un moment, elle considère comme plus important de s'arrêter pour parler avec cette personne qui se sent seule, quitte à terminer son nettoyage le lendemain, plutôt que de ne s'attacher qu'à l'aspect matériel de sa tâche. La dimension relationnelle de son rôle lui plait beaucoup :

« C'est ça aussi qui me plaît, on fait beaucoup de social, malgré tout, et puis il faut apprendre aussi, je fais beaucoup de psychologie. (…) les gens sont super contents avec moi, ils ont besoin de parler »

Dans certaines situations, la gardienne de l'immeuble Paul Eluard est amenée à rendre de menus services, comme prendre un colis pour une personne absente, ou conserver les clefs d'un locataire. Parfois, il s'agit d'une aide psychologique : elle raconte par exemple être restée réconforter chez lui un petit garçon qui attendait sa famille, car on venait de retrouver sa mère décédée dans son appartement.

Mais la gardienne de l'immeuble Paul Eluard, comme le couple de gardiens de la résidence des Châtaigniers, prennent garde à ce qu'une trop grande intimité s'établisse avec les habitants, ce qui rendrait difficile l'accomplissement de leur autre tâche de garant de l'ordre.

A Garches comme à Gennevilliers, les discours des habitants comportent de nombreuses remarques montrant que le gardien n'hésite pas à agir afin de faire respecter les règles édictées, comme dans ces exemples :

  1. «Au début qu'ils ont mis des serrures, les gens mettaient des sacs poubelle à la porte, ils avaient la flemme de descendre, ils avaient oublié leur clef. Alors les sacs poubelle s'entassaient au pied de l'escalier. M. P. [gardien] a mis le holà. Ça n'aurait pas pu durer longtemps parce que... C'est comme le linge aux fenêtres, ça, ils font attention, il y en a beaucoup, quand ils arrivent, ils étendent leur linge comme ça, au balcon, mais là c'est vite... M. P. y veille». (n°1, Garches, femme).
  2. «Quand le gardien doit faire un emménagement, Mme S. [gardienne] dit : «vous êtes les bienvenus, seulement attention, ici, on respecte des horaires, certains bruits, on respecte son voisin, on essaye de déranger le moins possible, à savoir ne pas utiliser les vide ordures à trois heures du matin, l'aspirateur à cinq…» (n°12, Gennevilliers, femme).

Ces habitants ne considèrent pas ce rôle de garant de l'ordre comme désagréable, inutile ou abusif ; au contraire, ils apprécient que le gardien fasse en sorte de rappeler les règles liées à la préservation des qualités de l'espace matériel et d'organisation de l'usage commun et incite à leur respect, contribuant de la sorte à instaurer des normes comportementales. Parfois les moyens du gardien sont insuffisants et les habitants le regrettent, comme dans cet exemple :

  1. «Vous voyez, c'est comme ici, dans l'ascenseur, la gardienne, elle peut mettre défense de fumer, on lui arrache et on fume, que voulez-vous qu'elle fasse, la pauvre ?» (n°13, Gennevilliers, couple). Bien que leurs moyens soient limités à l'usage de la parole, les gardiens réussissent malgré tout généralement à faire respecter une forme d'ordre et nombre d'habitants sont très satisfaits de cette fonction. Une locataire n'imagine pas pouvoir s'en passer :
  2. «Si on n'avait pas de gardien, je ne sais pas comment on ferait. – Ça existe ? – Malheureusement oui, sur la Garenne Colombes, il n'y a pas de gardien. – Et là, ça se passe comment ? – Oh bah c'est le locataire, c'est celui qui va crier le plus fort qui va se faire respecter, c'est comme ça».

Cet échange montre bien que la première fonction du gardien reconnue par cette habitante est celle de garant de l'ordre, puisque la question posée, qui évoque seulement la possibilité d'une absence de gardien, reste très vague, tandis que la réponse cible aussitôt les désagréments liés au désordre. Le gardien permet ainsi de faire respecter une règle imposée de l'extérieur : que son origine soit juridique ou culturelle, elle n'est pas le fait d'un individu, mais provient d'un groupe social représenté par l'organisme HLM. Cette habitante évoque une situation d'absence de gardien où chaque ménage défend son espace privé, sans que des règles communes à tous soient définies, reconnues et appliquées : quelques individus imposent par la force leur comportement, leurs normes personnelles de l'usage de l'espace collectif. Dans ce cas, l'usage commun de l'espace devient impossible : l'espace matériel collectif ne donne lieu qu'à une concurrence de comportements d'appropriation individuels, donc à de multiples conflits, sans qu'il soit possible de préserver une image valorisée de l'espace commun, ou de garantir un usage personnel «normal» (selon les normes communément adoptées) des espaces matériels (impossibilité de conserver un immeuble globalement propre, de bénéficier d'une certaine tranquillité dans son appartement, etc.).

Mais le domaine d'intervention du gardien ne doit pas dépasser ces limites spatiales : lorsque l'espace collectif n'est plus en jeu, mais qu'il s'agit d'un différend grave entre deux personnes, ou de tout autre conflit indépendant de l'enjeu spatial, ce n'est plus au gardien d'intervenir mais à la police, comme l'explique la gardienne de la résidence des Châtaigniers :

« Eventuellement, si je sais que c'est un môme tout seul qui fait marcher sa musique très fort, le fait est qu'on peut monter à l'appartement dire au gamin : « baisse ta musique » , mais c'est tout, il ne faut pas oublier non plus qu'on est gardien d'immeuble, on n'est pas assermenté, on n'est pas gendarme, ni policier » .

La distinction entre les conflits qui relèvent de l'organisation de l'usage de l'espace commun et dépendent donc du gardien, et ceux qui relèvent d'un jugement équitable entre les intérêts contradictoires de deux individus est parfois floue et laissée à la libre appréciation des gardiens. Néanmoins cette distinction est perçue par les habitants et c'est pourquoi le rappel des règles a plus de chance d'être suivi d'effet dans les parties communes intérieures qu'aux abords des immeubles, dont l'appartenance au domaine d'intervention du gardien est moins perçue par les habitants, comme l'explique J-P. LAE (LAE, 1998, p.58) :

« L'espace collectif intérieur supporte plus aisément le rappel de la règle collective, car les comportements y sont plus codifiés ; c'est un espace où le gardien peut plus facilement dire son mot. Il s'occupe bien souvent de son entretien, a souvent accès aux boîtes aux lettres lorsqu'il y retire le nom des anciens locataires pour le remplacer par celui des nouveaux, ou lorsqu'il distribue les quittances de loyers. Son rappel des règles a plus de chances d'y être suivi. »

La légitimité du gardien à garantir le maintien de l'ordre est donc spatialisée : ses compétences et son aptitude à faire respecter les règles d'organisation de l'usage commun ne sont reconnues par les habitants que si elles s'exercent dans le cadre de l'espace matériel collectif. L'institution des normes qui en découle est donc elle aussi spatialisée : les comportements ainsi normalisés sont seulement les comportements d'usage de l'espace matériel commun et les comportements qui s'exercent dans le cadre de l'espace collectif.

L'espace collectif ne donne pas lieu qu'à des normes comportementales, mais aussi à des normes relationnelles : non seulement les habitants respectent certaines règles d'usage commun de l'espace commun, mais ils développent aussi une sociabilité de voisinage particulière.