IV.3.2.1.Défendre son intimité.

La proximité des appartements, les caractéristiques des parties communes qui entraînent un partage de l'espace, font que les comportements des voisins peuvent être facilement connus, que ce soit par le regard ou par l'écoute. Les locataires, ou du moins certains locataires, semblent utiliser cette proximité spatiale pour observer les gestes de la vie quotidienne de leurs voisins, comme le note cet habitant :

  • « Le matin, quand je pars travailler, il est vraiment très rare qu'il n'y ait pas au moins une personne qui tire son rideau et qui me regarde partir. Parfois, ce sont des gens que j'apprécie beaucoup, je leur fais un petit coucou. » (n°5, Gennevilliers, homme).

Des locataires qui observent de la sorte leurs voisins racontent également ce qu'ils constatent, donnant lieu à la diffusion d'indiscrétions. Ainsi, si les habitants rencontrés se défendent souvent d'être à l'écoute des rumeurs et de participer à leur propagation, on trouve néanmoins dans leurs propos l'expression «il paraît que», preuve qu'ils peuvent être amenés à faire part d'un bruit qui court, concernant leurs voisins et/ou l'espace matériel, comme dans ces exemples :

  • « Une fois, on n'était pas là, il paraît que le voisin était intervenu, et que la police était venue. Mais bon….» (n°2, Garches, couple).
  • « Mais je sais qu'il y en a une au 7 e , il paraît qu'elle met son poste à fond.» (n°13, Gennevilliers, couple)..
  • « Il paraît que le mieux des appartements, c'est celui du 11ème.» (n°8, Gennevilliers, couple).

Et si les habitants se défendent également d'être des «concierges», des personnes qui cherchent à connaître la vie privée de leurs voisins et n'hésitent pas à la raconter, certains d'entre eux en viennent malgré tout à retransmettre au cours des entretiens des informations qui leur ont été transmises, notamment lorsque celles-ci ont des répercussions sur l'espace matériel, et qu'ils se sentent ainsi concernés. La diffusion de renseignements ou de confidences peut ainsi être rapide, les anecdotes rapportées pouvant concerner les voisins des voisins, et non pas les voisins directs, comme dans ces exemples :

  • « C'est un couple séparé, disons, le père est parti, la mère est toute seule, je ne sais pas ce qu'elle fait, elle a un ami. J'ai ma voisine en face, elle les voyait l'année dernière, au 14 juillet dernier, le petit qui avait trois ans avait pris une allumette, et il fabriquait dans l'appartement, elle a eu peur, elle a dit « je voyais l'heure qu'ils allaient mettre le feu dans l'appartement » , ils étaient tout seuls, c'est les grands qui s'occupent des petits.» (n°1, Garches, femme)
  • « C'était un couple, ils ne paraissaient pas malheureux, je vous jure. Elle travaillait, lui, il travaillait, ils avaient l'air bien, et puis un jour, « tiens, ils déménagent ? » , j'ai dit, je ne sais plus, à ma voisine je pense, parce qu'elle est plus au courant que moi, je ne parle pas beaucoup, elle me raconte ça [le couple est expulsé pour non-paiement de loyer], je me dis « dis donc » , ne pas payer son loyer, ça ne me serait jamais venu à l'esprit.» (n°9, Gennevilliers, femme).

Ces deux citations comportent nombre de détails qui sont relatés bien qu'ils n'aient pas été transmis directement par les intéressés. Le type de détails précisés traduit également l'opinion négative que ces locataires ont du comportement de leurs voisins. Ainsi, dans la première citation, l'attitude dangereuse de l'enfant est liée selon l'auteur à la situation familiale et à l'absence de la mère, sous-entendant de la sorte une mauvaise éducation, tandis que dans la seconde, l'accent est mis sur le fait que le couple travaille et semble posséder assez d'argent, ce qui lui retire l'excuse de la pauvreté pour ne pas payer son loyer. Ces deux locataires n'hésitent pas à présenter des comportements de leurs voisins en trahissant un jugement négatif, se montrant particulièrement indiscrètes, parce qu'elles considèrent qu'elles peuvent légitimement parler de la vie collective de l'immeuble. Ces comportements décrits peuvent en effet avoir des répercussions sur les autres locataires de la résidence ou de l'immeuble : l'attitude dangereuse des enfants peut entraîner un incendie qui se propage, le fait de ne pas payer son loyer en dehors de raisons de difficultés financières est vécu comme une injustice.

Ainsi, par le biais notamment de la proximité spatiale, le comportement des habitants est observé, raconté et critiqué par les voisins, ou du moins certains d'entre eux, ce qui donne lieu à une représentation des immeubles comme étant des endroits où l'anonymat est impossible et la préservation de l'intimité difficile, et nécessitant une certaine retenue dans les relations.