IV.3.2.3.Un contrôle des relations.

Les habitants défendent le principe de relations courtoises mais distantes et affirment l'appliquer (bien qu'ils développent en fait des relations d'entraide et de solidarité et qu'ils fassent circuler des informations, éventuellement déformées, sur la vie privée de leurs voisins) pour d'autres raisons encore que celles qu'ils donnent directement. Leurs discours révèlent en effet qu'ils préfèrent entretenir des relations d'amitié contrôlées, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'espace collectif, plutôt que de subir les contraintes d'une sociabilité imposées par la proximité.

Certains locataires disent ainsi qu'ils préfèrent passer leurs loisirs et rencontrer leurs amis à l'extérieur de la résidence ou de leur immeuble :

Le choix du terme «affinités» montre bien que cette locataire n'entend fréquenter que des personnes avec lesquelles elle s'entend bien, avec lesquelles elle partage des représentations, un mode de vie, ou des centres d'intérêt communs. Si ses voisins ne possèdent pas ces qualités et même si la proximité spatiale imposée fait qu'elle peut avoir de nombreux contacts avec eux, elle ne voit pas de raison suffisante pour réaliser l'effort d'adaptation nécessaire à leur fréquentation. Cette démarche est également celle de l'auteur de la première citation, qui va même plus loin, en niant systématiquement la possibilité pour ses voisins de partager une quelconque ressemblance. Elle tient même à montrer toute la différence qui les sépare, qui l'empêche de «se mêler» à eux. Dans ce cas, la proximité spatiale est vécue comme une contrainte subie, à laquelle il devient possible d'échapper en fréquentant des amis à l'extérieur de l'immeuble voire de la ville habitée, révélant une nécessité d'un contrôle des relations.

D'autres locataires montrent que ce même processus de contrôle est réalisé à l'intérieur de l'espace collectif :

Le premier locataire cité insiste sur le passage de relations de voisinage, nécessairement distantes, à des relations d'amitié, très étroites, à tel point qu'elles permettent de partager les moments de fête importants de l'année. Il explique que cette relation d'amitié peut perdurer parce qu'elle repose sur un contrôle de la durée, des moments et de la fréquence des contacts. Les relations que ces personnes recherchent ne doivent pas perturber leur vie privée et c'est pourquoi elles portent une grande attention à éviter de se montrer indiscrètes ou envahissantes.

Les habitants refusent donc toute forme de sociabilité de type communautaire, par laquelle les actes de la vie quotidienne sont partagés et les contacts très réguliers et fréquents, car ils souhaitent préserver une grande intimité et conserver liberté et secret de leur vie privée. Ils cherchent ainsi à garder le contrôle de leurs relations, par une certaine distance ou une certaine retenue, chaque contact devant être souhaité et apprécié par chacune des personnes en relation.

Les habitants développent ainsi différents comportements d'appropriation de leur espace collectif. Ils construisent des représentations de leur immeuble ou résidence comme une entité, disposant d'une unité interne et d'une spécificité par rapport au reste de la ville ou du quartier, indissociablement liée au groupe qui l'occupe. Cette échelle spatiale est pertinente pour rendre compte de nombreux faits qui s'y déroulent. L'espace matériel et ses occupants, immeuble ou résidence, forment ainsi un espace collectif identifié par ses habitants.

L'usage de cet espace collectif est également commun et organisé : un ensemble de règles vient encadrer les comportements d'usage de cet espace, ainsi que les comportements d'usage de l'espace domestique qui peuvent avoir un effet sur l'usage des autres locataires. Grâce à l'élaboration et à la diffusion de ces règles, effectuées par les services centraux des organismes, et à l'action des gardiens qui visent à les rappeler et inciter les locataires à les respecter, les habitants développent des normes comportementales spatialisées (préserver l'espace matériel collectif de toute forme de dégradation et éviter les comportements qui forment obstacle à l'usage personnel «normal» de l'espace collectif et domestique principalement).

Enfin, les habitants instituent une norme relative aux relations de voisinage, qui consiste à limiter les contacts tout en restant courtois. Cette norme relationnelle du «bonjour-bonsoir», spatialisée dans le sens où elle ne s'applique qu'aux contacts à l'intérieur de l'espace collectif, est clairement perçue et affichée par les habitants, car ils souhaitent montrer de la sorte qu'ils parviennent à préserver leur intimité, même si l'analyse de leurs discours révèle par ailleurs qu'ils font preuve de solidarité entre voisins. La norme du «bonjour-bonsoir» est instituée par volonté d'échapper aux contraintes d'une sociabilité communautaire, au profit de relations d'amitié souhaitées et contrôlées.

Le processus d'appropriation de l'espace collectif se traduit ainsi par la construction d'une image qui l'identifie sous ses caractéristiques d'unité, de spécificité, de lien indissociable avec ses occupants, et par la normalisation des comportements relationnels et d'usage à l'intérieur de cet espace. Par ce processus, l'espace matériel n'est pas marqué symboliquement : la construction d'une identité socio-spatiale en est rendue moins lisible. Les habitants parlent ainsi facilement de leur immeuble ou de leur résidence, montrant une identification de l'espace collectif, mais très rarement de Paul Eluard ou des Châtaigniers : l'absence de référence aux noms propres, qui symbolisent leur identité, est de la sorte révélatrice du peu de reconnaissance de cette identité socio-spatiale. Le processus d'appropriation de l'espace collectif est donc moins abouti que celui de l'espace domestique, par lequel les locataires inscrivent dans l'espace matériel les marques de leur personnalité.

Il ressort de cette analyse des processus d'appropriation de l'espace domestique et de l'espace collectif qu'ils consistent en l'adoption de comportements d'usage différents, qui dépendent les uns des autres, entraînant une articulation des deux formes d'appropriation, et dont les degrés d'aboutissement ne sont pas les mêmes.

En effet, les habitants s'approprient leur espace privé en inscrivant leur identité dans la matérialité de l'espace et en construisant une image valorisée de leur cadre de vie. Malgré les obstacles auxquels ils se heurtent, notamment leur statut de locataire qui rend les investissements matériels peu rentables financièrement parlant, et la représentation sociale dévalorisante des HLM, les habitants parviennent ainsi à s'approprier profondément leur espace domestique.

Mais leurs comportements d'usage de l'espace personnel ou commun peuvent être gênés par les comportements de leurs voisins (pratiques bruyantes ou dangereuses pour autrui, ou de dégradation de l'espace matériel collectif), et c'est pourquoi un usage commun est organisé par des règles, qui donnent lieu à une normalisation des comportements d'usage dans l'espace collectif. L'institution de ces normes comportementales et de normes relationnelles, par lesquelles les habitants contrôlent leurs relations de voisinage pour préserver leur intimité tout en développant convivialité et solidarité, passe par des comportements d'appropriation, car ces normes sont spatialisées (elles concernent l'usage de l'espace matériel commun et les relations interpersonnelles caractérisées par la proximité spatiale). L'espace collectif fait également l'objet d'une identification par les habitants, qui construisent une image intégrant l'unité interne et la spécificité par rapport au reste de la ville de l'espace matériel collectif et son lien indissociable avec ses occupants. L'appropriation de l'espace collective se réalise par l'adoption de ces comportements (octroi de sens de l'espace matériel et institution de normes spatialisées). Mais l'impossibilité de transformer symboliquement et collectivement l'espace matériel afin de marquer l'identité socio-spatiale de l'immeuble ou de la résidence rend ce processus peu abouti. Ainsi, si les habitants parlent facilement de leur immeuble ou de leur résidence, montrant que l'image de cette échelle spatiale est pertinente dans l'ensemble de leurs représentations, ils utilisent très peu les noms propres, Paul Eluard et les Châtaigniers, porteurs de l'identité des lieux : le processus d'appropriation de l'espace collectif est de la sorte moins lisible que celui qui concerne l'espace domestique.

Il s'agit donc à présent de lire les opérations de réhabilitation, dont les travaux sont réalisés dans les appartements et dans les parties communes, au sein de ces processus. Comment les comportements d'appropriation donnent-ils forme à la réhabilitation ? Et quel est l'impact de l'opération sur l'articulation entre les deux appropriations (l'une est-elle favorisée par rapport à l'autre : la réhabilitation est-elle perçue comme une opération qui touche plus l'espace domestique ou l'espace collectif ?), et sur leur degré d'aboutissement : la réhabilitation donne-t-elle lieu à de nouveaux comportements d'appropriation ?