VI.2.1.2.Un rapport de force déséquilibré en faveur de l'organisme HLM.

Dans cette situation conflictuelle, le rapport de forces est déséquilibré en faveur de l'organisme HLM, responsable du choix des travaux et de leur réalisation : il dispose légalement du droit d'intervenir et de modifier un logement qui lui appartient et qu'il loue, dès que son projet a été accepté dans la phase de concertation. Les locataires sont alors juridiquement obligés d'accepter que des travaux soient réalisés chez eux et d'ouvrir leur porte. Mais si les bailleurs disposent de cette possibilité de contrainte légale, ils préfèrent l'utiliser comme une menace plutôt que d'engager un procès, ce qui n'arrive jamais. Les différents services de l'organisme HLM interviennent alors pour impressionner les habitants et les menacer de poursuites judiciaires pour leur faire accepter les travaux, comme l'explique le responsable du service construction / réhabilitation de l'office de Gennevilliers :

« Nous, c'est simple, on les menace, quand ils ne veulent pas ouvrir : « moi, c'est simple, je ne passe pas, j'avertis EDF-GDF : vous n'êtes pas aux normes, je n'en prends pas la responsabilité » . S'il arrive quoi que ce soit, c'est eux qui prendront la responsabilité. Je les avertis : « mettez-vous aux normes ou on coupe le gaz » , c'est une manière, on leur fait peur, aussi, aux gens. C'est vrai que s'il fallait vraiment aller jusque là, ce serait le tribunal, etc. On y gagnerait, mais dans combien de temps ? C'est assez dur, alors on persuade, on y arrive. Mais quand c'est vraiment dur, on est obligé de faire intervenir notre service du contentieux. »

Plus encore que les menaces, les organismes HLM utilisent la persuasion et le dialogue, cherchant à convaincre les habitants de l'intérêt commun d'éviter un conflit juridique, coûteux en temps et en énergie, et de négocier une solution plus satisfaisante pour chacun des acteurs.

Les habitants sont conscients de leur obligation d'accepter les interventions réalisées chez eux : à la question «savez-vous si des personnes ont pu refuser les travaux ?», chacun répond par la négative en affirmant qu'un refus était impossible. Ils soulignent l'obligation de mise aux normes électriques, qui leur paraît légitime au regard du risque pour l'ensemble des habitants que constituent des installations défectueuses. Ils notent également que toutes les fenêtres doivent être changées, sans exception, et les loggias fermées, pour que la façade conserve son uniformité : une différence de traitement entre les appartements leur paraît inconcevable.

Mais cette obligation d'accepter les travaux et d'ouvrir sa porte aux ouvriers, même si elle est considérée comme légitime par les habitants, est aussi vécue par de nombreux locataires comme une agression. Les craintes exprimées au moment de l'annonce des travaux s'avèrent fondées pour une majorité d'entre eux, qui supportent difficilement la gêne que provoque le chantier. Cette intervention dans leur logement est vécue comme une intrusion dans leur intimité à laquelle ils ne peuvent s'opposer, comme l'expliquent ces locataires :

Le terme «débarquer» rend compte d'une perception de l'arrivée des ouvriers comme étant soudaine et peu maîtrisable et de leur intervention comme une ingérence dans un espace très investi affectivement (le «chez soi»), dont l'impact est négatif («qui dégradent»).

Néanmoins, si les habitants subissent sans pouvoir s'y opposer des interventions dans leurs logements, ils ont aussi la possibilité de perturber le déroulement du chantier et de rendre les interventions difficiles et coûteuses, en temps et en énergie, pour les organismes HLM. Ceux-ci sont conscients de cette possibilité et tentent de traiter les situations potentiellement conflictuelles rapidement, en négociant au plus tôt des solutions plus consensuelles.

Pour les professionnels des organismes HLM, chaque intervention dans un logement donne lieu à de petites négociations entre les ouvriers et les locataires pour l'organisation du chantier et les travaux réalisés, comme l'explique le responsable du chantier de l'office de Gennevilliers :

« Intervenir dans les logements, c'est compliqué, quand même, parce que les locataires qui ont des exigences, c'est toujours compliqué, les locataires déplacent un meuble ou ne le déplacent pas, pour chaque entreprise, il faut toujours un petit peu négocier, les travaux dans chaque logement; leur arrivée dans chaque logement, c'est une petite négociation, avec les locataires. »

Si ces mises au point inévitables se passent mal, si la communication est mauvaise entre les habitants et les ouvriers, les risques de plaintes et de réclamations pendant ou après les travaux se multiplient, ce qui représente une perte de temps dommageable pour l'organisme HLM. Lorsque la situation conflictuelle évolue vers le conflit ouvert, ce que les organismes appellent litige ou contentieux, les différents professionnels de l'organisme sont chacun amenés à intervenir pour trouver une solution négociée, et les ouvriers sont généralement conduits à refaire une intervention. Ces pertes de temps et d'énergie, accompagnées de pertes financières, sont donc coûteuses pour les organismes qui préfèrent les éviter en recommandant aux ouvriers d'accéder aux demandes des locataires dans la mesure du possible et d'expliquer clairement la nature de leur intervention, pour éviter que ne remontent des réclamations auprès des pilotes de chantier :

« Si les locataires et les ouvriers s'entendent bien, il n'y a pas de non-dit, de problèmes de communication, il n'y aura pas de contentieux derrière. Tout se passera bien.» (responsable du chantier de l'immeuble Paul Eluard à l'office de Gennevilliers).’

Cette communication est d'autant plus importante que les plaintes ont tendance à se multiplier d'un locataire à l'autre : les habitants discutent entre eux et certains mécontents peuvent entraîner leurs voisins dans une démarche de protestation. Pour parer à cet effet de groupe, les professionnels s'obligent à apporter une réponse précise et rapide aux demandes des locataires, comme l'explique le pilote de chantier d'une société prestataire intervenant pour l'office de Gennevilliers :

« Il faut tout de suite dire : « c'est oui, c'est non » , parce que plus ça va, plus les choses s'enveniment, et après c'est ingérable. – Parce qu'il y a d'autres personnes qui s'en mêlent, et puis après... – Ingérable. Après, c'est là que vous avez le groupe. Et après, il faut aller chez chacun, pour leur dire « qu'est-ce qu'il y a chez vous ? » . Il n'y a peut-être rien, mais ils ont ouï-dire. »

Les organismes HLM ne cherchent donc pas à éviter les petites négociations dans chaque appartement, en imposant les travaux de façon très stricte, mais ils offrent au contraire un cadre souple d'intervention avec des possibilités d'adaptation afin d'éviter des litiges qu'ils redoutent. Dans ce but, le groupe 3F filme les installations antérieures, ce qui permet de dissuader les habitants d'engager des réclamations pour des dégradations qui ne seraient pas le fait de la réhabilitation et de faciliter la résolution des litiges, comme l'explique la gardienne de la résidence des Châtaigniers :

« Le conducteur de travaux, on montait avec lui, c'était lui et moi, on prenait rendez-vous, on filmait l'appartement, en gros bien sûr, sans aller en détail, mais là où on devait passer, là où les baguettes électriques étaient susceptibles de passer, M.X. filmait là où on devait poser par exemple les réservoirs de chasse d'eau, pour voir déjà avant le papier peint, les choses comme ça. Au niveau des éviers, où on devait poser des évacuations d'eau, pour les machines à laver, les papiers peints des fenêtres, pour ne pas qu'on vienne nous dire : « le papier peint est déchiré »  ; il était déjà comme ça auparavant. »

Dans ces situations potentiellement conflictuelles, les organismes redoutent donc les litiges et cherchent à en minimiser le nombre et l'ampleur, ce qui est une façon de reconnaître la divergence des intérêts portant sur le même espace.