VII.1.3.3.Absence d'un consensus mobilisateur

La mobilisation nécessaire à la poursuite d'actions collective ne peut se développer qu'à partir du partage d'un ensemble de représentations communes, reposant sur un consensus de base. Ces représentations concernent les raisons d'agir collectivement : craintes de dégradations et/ou souhaits d'améliorations, ainsi que les objectifs poursuivis. Ces objectifs peuvent être nombreux et porter sur des aspects différents de la réhabilitation. Il peut s'agir par exemple de défendre les aménagements réalisés dans les espaces domestiques (en définissant les critères d'un cheminement électrique discret ou en imposant les remise en état des revêtements), ou améliorer l'espace collectif (obtenir tel type de fenêtres isolantes ou la réfection des paliers), ou encore limiter la gêne due au chantier (éléments les plus demandés et obtenus par les locataires, en raison de la facilité à atteindre un consensus sur ce sujet particulier).

Une stratégie commune doit également être construite à partir de ces éléments, mais aussi par le biais de représentations communes sur les capacités du groupe à obtenir satisfaction (convaincre de la possibilité de négocier avec succès), sur les moyens à sa disposition et sur les actions à engager (monter une association, etc.).

L'analyse des discours des habitants montre que ce consensus de base n'a pas été construit. Tout d'abord, les locataires ne partagent pas tous des représentations selon lesquelles ils se considèreraient comme légitimes en cherchant à influencer collectivement l'organisme HLM. Les raisons de cette non légitimité des habitants à intervenir sont très différentes. Ainsi, une locataire accorde toute confiance aux professionnels des organismes HLM, au point de considérer qu'ils savent mieux qu'elle, finalement, les travaux qu'il convient de réaliser :

‘«Ça [le déplacement des vide-ordures], vous n'avez pas pu le demander au moment de la réhabilitation, parce que ça aurait été plus facile de changer à ce moment là ? – Je n'ai pas pensé à ce moment là, c'est vrai que ça ne m'est pas venu à l'esprit. Je pense qu'eux sont plus à même de savoir, je pense qu'ils sont au cœur du problème, quand ils font des travaux…» (n°12, Garches, femme).’

Pour une autre locataire, l'absence de légitimité à négocier avec le bailleur est due à la condition sociale, considérant qu'un bas statut social associé à un pouvoir financier faible empêche toute possibilité d'intervenir directement :

« Je vois les gens chez qui je travaille, c'est impressionnant, les patrons sont propriétaires et copropriétaires, ils ont des réunions ponctuelles, ils parlent de ceci, de cela, des parkings, de ci, de ça, c'est incroyable comme ils sont bien renseignés sur ce qui se passe dans leur résidence. C'est toujours pareil, ils ont mis le prix, on en est tous là. – Eux ils ont payé leur appartement, mais vous aussi, vous payez, finalement, vous payez votre loyer... – Oui, mais nous, c'est dans le bas de gamme, eux, ils ont le droit de s'exprimer, le droit de s'opposer, le droit de poser des questions, mes patrons, c'est dans le haut de gamme, nous les ouvriers, c'est dans le bas de gamme. C'est ça, la différence, c'est encore la classe sociale, c'est ce qui nous empêche de faire un tas de choses. » (n°12, Gennevilliers, femme).’

Enfin, dans un dernier cas de figure, un locataire estime quant à lui que des immigrés qui bénéficient de la chance de vivre dans une ville aussi réputée que Garches n'ont pas intérêt à se faire remarquer en montrant qu'ils souhaiteraient des améliorations et engager une négociation qui pourrait les amener à s'opposer au bailleur :

‘«Et les gens changent aussi maintenant. Les races sont différentes, je veux dire par-là que pas que des français, ça venait de tous les horizons, et c'est difficile de se mettre d'accord. Je veux dire par-là que quand un immigré a un appartement, dans une résidence comme celle-ci, il ne va pas commencer à manifester. » (n°8, Garches, couple).’

Que ce soit donc en raison d'un manque de connaissances ou de compétences par rapport au bailleur, d'un statut d'étranger ou d'un statut social jugé trop bas, ces habitants ne se considèrent pas ou ne considèrent pas une partie d'entre eux légitimes pour entreprendre quelque action que ce soit. Pour ces locataires, aucune mobilisation collective ne peut donc être envisagée, qui nécessiterait de partager des représentations communes d'une réelle capacité de négociation avec les organismes HLM.

D'autres habitants ne se considèrent pas comme appartenant à un groupe partageant un intérêt commun, refusant toute idée de cohésion : les représentations d'un groupe d'habitants bénéficiant d'un pouvoir collectif leur sont complètement étrangères. Ces deux locataires expriment ainsi leur impression d'absence de solidarité :

La première locataire développe l'idée que les personnes qui participent activement à la concertation poursuivent un intérêt personnel et que seuls ceux qui savent parler en public et imposer leurs points de vue ont la possibilité d'être écoutés. Elle juge de la sorte son intégration au sein d'un groupe difficile, ce qui semble s'expliquer par un confit latent avec ses voisins (elle confie par ailleurs au cours de l'entretien que ses voisins ne la saluent plus certainement à cause des aboiements de son chien). Mais que ce soit pour de telles difficultés de cohésion ou tout simplement pour une impression de solitude, comme l'explique la seconde locataire, les représentations d'un groupe solide pouvant négocier avec le bailleur ne peuvent être construites.

Un autre frein à la mobilisation collective est l'absence d'un consensus fédérateur sur le souhait des travaux à réaliser. Certaines personnes affirment de la sorte n'avoir eu aucune idée d'amélioration possible et de changement du projet initial :

Pour d'autres, le manque de connaissances sur les capacités des organismes à réaliser des travaux d'une telle ampleur les a empêchés d'imaginer à l'avance les améliorations qu'ils auraient pu négocier :

Enfin, pour d'autres, toute forme de travaux représentant un danger de dégradations de leurs réalisations personnelles, des améliorations effectuées directement par les bailleurs ne sont même pas envisageables :

Ces citations sont révélatrices de l'absence de souhaits personnels quant aux travaux à réaliser, mais aussi de représentations partagées sur des améliorations collectivement attendues ou demandées, qui seraient venues spontanément à l'esprit des personnes répondant à ces questions. Ces locataires n'ont pas connaissance d'une attente collective clairement formulée et revendiquée auprès de l'organisme HLM.

Ainsi, les habitants n'ont pas construit de représentations communes sur leur légitimité, leurs souhaits et leurs capacités de négociation, à partir desquelles ils auraient pu intervenir directement et collectivement sur la réalisation des transformations entreprises. Cette absence de mobilisation est également due aux motivations des personnes qui ont participé activement à la concertation mise en place par les organismes HLM et qui se sont bien plus préoccupées de l'espace privé que de l'espace collectif, ainsi qu'aux obstacles matériels (manque de temps, difficultés relationnelles au sein du groupe) difficiles à surmonter pour nombre de personnes.

Cette faible mobilisation est donc due à une identification trop faible de l'espace collectif : c'est parce que les habitants ne partagent pas de représentations d'un espace commun qui peut être amélioré par une action collective qu'ils interviennent si peu dans le processus de concertation, quelles que soient les approches de communication et de conduite des opérations adoptées par les deux organismes HLM. Les locataires ne montrent pas dans leurs discours qu'ils se considèrent comme étant, en partie moins, à l'origine des transformations de l'espace matériel collectif réalisées, alors qu'ils tenaient à préciser les stratégies de négociations avec les ouvriers qu'ils ont pu mettre en œuvre dans l'espace domestique. La réhabilitation ne constitue donc pas une phase d'appropriation plus soutenue de l'espace collectif par des comportements visant à intervenir directement et collectivement sur l'espace matériel.

Les transformations réalisées dans le cadre de la réhabilitation ne font pas l'objet de comportements d'appropriation consistant en une large participation à la conception du projet, avant la phase de travaux, qui pourraient conduire le groupe d'habitants à s'identifier à l'espace collectif en imaginant les modifications à réaliser. Une fois celles-ci choisies et effectuées par le bailleur, les habitants ne tendent pas davantage à construire une identité socio-spatiale en utilisant ces transformations comme des symboles, que ce soit en les ignorant, à l'exemple de la mosaïque représentant Paul Eluard, ou parce qu'ils ne s'y reconnaissent pas, à l'exemple de l'embellissement de la cité des Châtaigniers.