VII.3.1.2.Un repas organisé sur une base spatiale.

La seconde caractéristique de ce repas, clairement mise en évidence par le couple qui l'organise, est de rassembler à la fois tous les habitants de l'immeuble et seulement ceux-ci. Ainsi la première fois qu'ils abordent ce sujet, ils précisent, outre le fait que cette action est liée à la réhabilitation, qu'elle ne concerne que leur bâtiment :

Les références spatiales utilisées : «bâtiment» et «Paul Eluard» entretiennent l'ambiguïté propre à l'espace collectif, qui tend à confondre dans un même terme le lieu géographique et le groupe qui l'occupe («dans le bâtiment» / «avec le bâtiment»). Pour ces personnes, le repas doit souder un groupe défini spatialement : toutes les personnes habitant l'immeuble sont conviées, sans exception ni exclusion des locataires qui peuvent être pourtant à l'origine de troubles et de conflits de voisinage. Le seul fait d'habiter l'immeuble suffit à être invité.

Cette base spatiale est si bien affirmée qu'elle s'affranchit même du temps : les anciens locataires, avec lesquels des contacts ont été maintenus, sont également invités, à titre gracieux, alors que les autres résidents versent une participation. D'anciens habitants, qui ne se sont pas installés trop loin, ainsi que la précédente gardienne d'immeuble, ont répondu favorablement à l'invitation et se sont déclarés heureux de pouvoir participer au repas.

Cette assise spatiale du repas, souhaitée par les organisateurs à l'origine de l'idée et de la mise en œuvre, a été comprise par les habitants qui mentionnent spontanément cette caractéristique. Lorsqu'ils sont amenés à parler de cet événement, ils précisent généralement que le repas est destiné à rassembler tous les habitants de l'immeuble, selon une formulation variable, donc personnelle :

Les termes employés pour exprimer l'idée que tous les habitants de l'immeuble sont conviés au repas sont différents et le nom même de «Paul Eluard» n'est utilisé qu'une fois, confirmant son faible pouvoir évocateur (cf. IV.1.2.2.). Mais ils montrent tous la même perception par les locataires de la volonté de rassemblement des organisateurs. Celle-ci repose sur la définition d'un périmètre spatial : seuls les habitants de l'immeuble sont concernés («les gens du bloc», «pour le bâtiment») et ceux-ci sont invités sans aucune exception («tous les locataires», «tout le monde»). Le terme «bloc», ainsi que l'expression «entre nous» montrent que le souhait des organisateurs de transformer une proximité spatiale en une proximité sociale, en créant des formes de solidarité au sein de l'espace collectif, a été perçu par les habitants, qui ont construit leurs représentations du repas en intégrant cette dimension socio-spatiale de cet événement de la vie de l'immeuble.

Les organisateurs montrent également leur volonté de s'appuyer sur une frontière spatiale à l'échelle de l'immeuble, en faisant disparaître les séparations internes au périmètre ainsi délimité, par le placement des invités qu'ils prévoient. Ils ont ainsi pris la décision de n'installer qu'une grande table unique, à laquelle les invités sont placés assis (par opposition à une formule de type buffet où les convives se servent et s'installent librement) afin que tous les habitants perçoivent par cette disposition qu'ils sont rassemblés. C'est pourquoi un membre de l'amicale de locataires explique qu'ils tentaient de lutter contre les rassemblements en petits groupes inévitables, en fixant un plan de table qui ne place pas côte à côte les gens qui se connaissent préalablement :

‘«Comme dans toute organisation où il y a beaucoup de monde, il y avait des regroupements, par gens qui se connaissaient un petit peu, (…) parce que c'est vrai que pour des trucs comme ça, on se regroupe, et on se raconte les uns ses souvenirs, les autres ses projets, et puis la vie de tous les jours, mais ça fait des petits groupes, c'est normal. Mais des fois on s'arrangeait pour placer les gens de telle façon que ça ne se passe pas de trop. C'était une grande table, comme pour un mariage, et puis on essayait de panacher, ou alors quand il y en avait deux qui avaient des choses à se raconter, on s'arrangeait pour les mettre à distance, assez près pour qu'ils puissent se les raconter, mais assez loin pour que ceux entre eux en profitent, et puissent intervenir. On cherchait vraiment à mélanger les gens. » (n°5, Gennevilliers, homme). ’

Le choix des personnes invitées (anciens habitants et résidents actuels de l'immeuble Paul Eluard), comme leur placement autour d'une table unique, qui évite la formation de sous-groupes, relèvent ainsi d'une volonté affichée de l'amicale de donner une unité et une cohésion au groupe de locataires, en s'appuyant sur une organisation spatiale du repas.