VII.3.2.2.De multiples formes de fuites

Les membres de l'amicale soulignent qu'il est difficile de mobiliser les habitants et de les convaincre de venir participer aux manifestations organisées. Il faut bien souvent vaincre une forme d'inertie qui fait que les locataires n'engagent pas une démarche personnelle alors même qu'ils se montrent prêts à participer s'ils y sont fortement incités. Pour réussir cet effet d'entraînement indispensable, le couple leader n'hésite pas à faire du porte à porte pour pousser les habitants à s'inscrire sur la liste des participants :

« Quand on fait des sorties, des choses comme ça, quand il n'y a pas assez de monde, on passe aux portes, on demande qui veut venir… Parce que les gens ne vont pas aller s'inscrire au local en face, ils n'y vont pas, alors que si vous passez chez eux, ils s'inscrivent, alors là, ils viennent ». (n°7, Gennevilliers, couple).’

Mais cette forte incitation ne suffit pas à convaincre tous les habitants. Certains d'entre eux refusent de participer aux manifestations collectives, de même qu'ils évitent généralement les relations avec des personnes qu'ils connaissent peu, car ils accordent toutes leurs priorités à leur famille et à leur intimité :

Alors que la deuxième citation est très affirmative, montrant clairement un désintérêt complet pour les relations collectives (alors que les activités collectives, telles que la pétanque, sont par ailleurs appréciées) et un repli sur l'espace privé exclusivement, la première est plus nuancée. Plus qu'un véritable rejet de nouvelles relations pour lequel les justifications semblent manquer, il s'agit d'exprimer une préférence, un attachement à un mode de vie centré sur la famille et son espace domestique.

Un autre comportement de refus des relations de voisinage, qui peut compléter le repli sur l'espace domestique, consiste en une forme de fuite à l'extérieur, le temps étant partagé entre l'espace privé de l'appartement et un territoire plus lointain, comme dans ces exemples :

  • «Vous ne trouvez pas ça sympathique ? – Moi, je préfère aller à la campagne ! J'ai de quoi aller à la campagne, alors quand je peux, je pars. – Vous avez une maison là-bas ? – Non, même pas ! Une caravane, habitable été comme hiver ! Oui, oui, c'est pas loin, c'est 110 km, je vais vous dire, j'aime autant partir que de rester manger à droite et à gauche.» (n°11, Gennevilliers, femme).
  • « Et on m'a dit qu'il y avait un repas de fait tous les ans ? – Il paraît, oui, c'est affiché, mais moi, je ne suis pas là, parce que moi aussi, là-bas [à la campagne], j'ai des repas, et donc ça tombe souvent en même temps, et je ne suis jamais là samedi / dimanche». (n°6, Gennevilliers, femme).

Le choix de ces modes de vie entraîne un affaiblissement de l'intérêt porté à l'espace collectif, car il laisse peu de temps pour développer une sociabilité de voisinage sur le lieu de vie quotidien. Les échanges avec les voisins sont nécessairement réduits en raison de la diminution du temps de présence, tandis que ce mode de vie offre parallèlement la possibilité d'entreprendre d'autres activités, collectives ou non, et de nouer des relations ailleurs.

De façon plus récurrente, nombre de locataires développent des comportements de fuite des manifestations collectives en raison des difficultés qu'ils rencontrent pour s'intégrer au sein du groupe d'habitants. Ces difficultés peuvent être la conséquence de conflits de voisinage antérieurs, les relations s'étant dégradées au fil du temps de telle sorte que le repas paraît insuffisant à surmonter la mésentente passée. Dans l'exemple suivant, cette locataire semble avoir beaucoup dérangé ses voisins par les aboiements de son chien, ce qui a certainement entraîné sa mise à l'écart lors de l'organisation de la première soirée :

  • « Tout le monde se disait bonjour, maintenant, pfft. Maintenant, on vous regarde un peu de travers, on ne sait pas trop pourquoi, surtout quand on a un chien en plus. (…) [Au repas], ils étaient tous ensemble, avec leurs gosses, ils se connaissent tous, alors moi aussi, je les connaissais de vue, je leur dis bonjour : ça s'arrête là, ils m'ont laissée dans mon coin. J'ai dit : « c'est fini, je n'y vais plus » , je leur ai dit quand ils sont venus une deuxième fois : « non, moi, j'y vais pour avoir un peu de compagnie : on vous laisse toute seule, c'est pas la peine ! » (…) Et puis, il y en a plusieurs qui y vont, je n'ai pas tellement envie de les revoir, ils me plaisent plus ou moins, alors je n'y vais pas. » (n°9, Gennevilliers, femme).

Dans ce cas, la discorde est clairement perçue et repose sur des faits passés, que le conflit ait éclaté ou qu'il soit resté latent : cette locataire a construit ses propres représentations de ses voisins, à partir desquelles son intégration au sein du groupe d'habitants, qui nécessite de partager les représentations positives consensuelles de la collectivité, devient impossible.

Sans aller jusqu'à une forme de mésentente et de discorde, certains locataires préfèrent ne pas s'intégrer au groupe d'habitants car ils ne partagent pas les mêmes activités. C'est surtout le cas de certaines personnes âgées, qui se sentent vulnérables et recherchent avant tout le réconfort et la tranquillité de leur foyer plutôt que de s'aventurer à entretenir d'autres relations :

  • « J'ai l'impression que les gens ont peur de sortir le soir. Pourtant ici… C'est vrai qu'on est attaqué aussi, moi, je sais bien que je ne vais plus au cinéma le soir. Avant, oui, j'y allais tout le temps avec mon mari, on y allait, mais je ne sors plus le soir, j'ai peur. » (n°13, Gennevilliers, couple).
  • « Dans mon hall, là, c'est encore un peu dur, mais le 4, le 6, ça a bien marché, le 8 à peu près. Le mien, c'est le plus dur, c'est normal, c'est des personnes âgées, ils ont du mal à s'investir. – Ils ont envie d'être tranquilles... – Oui, ils ont envie d'être tranquilles, et ils ont du mal à accepter les nouveaux locataires. Ça, c'est... Forcément, les nouveaux qui arrivent, ils ont des enfants. Eux, ils ont élevé leurs enfants, donc ils sont repartis sur des bases calmes, et là il y a des nouveaux qui arrivent avec des enfants, ils ont du mal à accepter ce problème, mais c'est obligé.» Gardienne de l'immeuble Paul Eluard.

Le risque d'être agressé en se rendant au repas est très faible, car l'école dans laquelle il a lieu est toute proche et des voisins peuvent accompagner les personnes qui le souhaitent. Mais cette dernière solution n'est même pas envisagée par cette habitante qui exprime un sentiment de peur diffus, qu'elle impute à elle-même comme à ses voisins. Pour ces habitants, les moments passés hors de chez eux le soir sont des moments dangereux ou fatigants, en raison notamment du bruit des discussions : ils préfèrent donc rester dans le calme et la sécurité de leur espace domestique.

Plus profondément, au-delà des différences de modes de vie, certains locataires refusent de participer aux repas et de s'intégrer au groupe d'habitants car ils considèrent qu'ils ne partagent pas les mêmes valeurs :

  • « (elle) Mais les gens, non, ça ne les intéresse pas, parce que les anciens ne veulent pas se mélanger avec les nouveaux, (lui) les anciens, ils étaient là, (elle) pas tous, moi, j'en connais qui ne sont pas venus, parce qu'on n'est pas de la même trempe.» (n°8, Gennevilliers, couple).
  • « Il y en a qui participent aux sorties, aux repas organisés. Moi, je n'en fais pas partie. Je suis peut-être con, ou c'est peut-être moi qui suis trop... Peut-être un peu des pensées bourgeoises, je n'ai pas envie de me mêler avec eux. Moi, c'est des sales coco, c'est communiste, oh ! (...) A la limite, moi je les connais tellement, que je suis un peu distante. J'ai mes préférés, avec lesquels je discute volontiers, mais il y en a certains, ils ne passent pas, ils ne passeront jamais, pourquoi, parce que heu... Oui, bêcheuse, voilà, on peut dire de moi, pas bourgeoise, mais bêcheuse. » (n°12, Gennevilliers, femme).

Les leaders qui organisent les repas considèrent qu'il suffit d'habiter dans le même immeuble pour chercher à nouer des relations cordiales, si ce n'est amicales, entre voisins. Or, dans des contextes où les relations peuvent être librement choisies et non subies en fonction des contacts de proximité, cette conception de la sociabilité n'est pas partagée par certains habitants, qui ne se reconnaissent pas dans l'identité collective que le groupe tente de construire et s'en excluent eux-mêmes, par refus de participation. Les repas ont donc eu lieu de façon ponctuelle et n'ont modifié les pratiques relationnelles des habitants que de façon éphémère, en raison de la faible mobilisation des locataires pour prendre en charge leur organisation et y participer massivement.