Un objet d’expérience

Cette recherche nous a occupé pendant près d’une décennie, marquée par de brusques ruptures et de longues maturations. En effet, en 1993, notre demande d’inscription en troisième cycle universitaire à l’Institut des Sciences et Pratiques d’Education et de Formation concluait une période de changements importants de nos repères professionnels.

Auparavant, après une formation initiale en Ecole Normale, nous avions exercé des fonctions d’instituteur, pendant dix ans, dans un Institut Médico-Professionnel de la région parisienne. Là, au sein d’une équipe passionnée, fortement impliquée dans un projet très proche de la psychothérapie institutionnelle, nous avons rapidement pu mesurer la difficulté d’imaginer, de mettre en œuvre et de maintenir une pratique « aux limites toujours problématiques de la pédagogie, de l’éducation, voire de la thérapie. » 2 Dans ce contexte, les collègues des différentes professions constituaient nos principales ressources pour essayer de surmonter les expériences répétées d’échec et l’angoissant côtoiement quotidien d’élèves en grande souffrance psychique. Nous participions avec avidité à toutes les rencontres possibles, au-delà souvent des prescriptions réglementaires et du cadre institutionnel. Cet étayage collectif, vite devenu indispensable, se révéla toutefois insuffisant.

En effet, très rapidement, nous avons entrepris une formation en Sciences de l’Education, à l’Université ParisX-Nanterre. Cherchant dans la cohérence d’un discours scientifique à articuler des expériences professionnelles morcelées par l’apparente déraison de nos élèves, nous avons pu « apprendre peu à peu à reconnaître et partager avec des professionnels très éloignés de nous (éducatrice de jeunes enfants, conseiller principal d’éducation ou infirmier psychiatrique), d’intercours informels en recherches collectives, notre même désir d’éduquer, nos semblables limites, nos enthousiasmes communs, et vivre notre métier, non plus comme l’exercice solitaire d’une compétence limitée, mais comme l’interprétation singulière de l’aventure collective d’enseigner. » 3

Ces premières années d’expérience professionnelle ont donc été marquées par une dimension collective très affirmée. Dans l’institution où nous exercions, les heures de classe étaient scandées par de nombreuses réunions, où s’exprimaient, souvent dans un excès d’émotion, une commune difficulté d’enseigner, d’éduquer ou de soigner. A l’Université où nous passions plusieurs soirées hebdomadaires entre professionnels de différentes formations, nous partagions le plaisir de nous découvrir semblables.

Un déménagement vers la région lyonnaise nous donna l’occasion d’infléchir nos orientations professionnelles. Confiant dans nos savoir-faire précédemment acquis, nous choisissions alors de travailler, toujours comme instituteur, mais auprès d’élèves plus jeunes et, selon l’agrément de l’établissement, atteints de moins graves déficiences. Cet Institut de Rééducation n’accordait que peu d’importance au travail en équipe et à la collaboration interprofessionnelle. Nous nous demandions comment nous pourrions nous passer de repères collectifs qui nous paraissaient indispensables. Aussi, nous fûmes particulièrement attentif aux multiples formes de rencontres peu formalisées ou spontanées que l’ensemble de nos collègues enseignants pouvaient provoquer et pratiquer, avec des éducateurs, des psychologues ou des ouvriers d’entretien. Ces observations, et rapidement nos initiatives, nous ont rapidement convaincu que l’ouverture interprofessionnelle constitue une dimension importante de l’exercice de la condition d’enseignant en établissement médico-éducatif, de ce fait forcément différente d’autres conditions enseignantes. Cet élan manifeste des enseignants vers leurs collègues d’autres professions ne semblait pouvoir s’expliquer ni par les seules caractéristiques des élèves, ni par l’existence préalable de dispositifs institutionnels de réunion.

C’est essentiellement ce questionnement qui justifia notre décision de nous investir dans un troisième cycle universitaire, et de formuler un premier projet de recherche consacré aux modes de collaborations interprofessionnelles dans les établissements spécialisés. Au fur et à mesure que cette recherche se développait, nous investissions de nouveaux projets collectifs, dans lesquels nous reconnaissions régulièrement que la rencontre interprofessionnelle constituait un élément central.

  • en 1995, puis en 2001, nous étions élu à des responsabilités municipales, qui nous permirent rapidement d’apprécier combien les perceptions sociales des acteurs d’un projet pouvaient varier selon leurs positions professionnelles. Nos fonctions communales ou intercommunales nous amènent constamment à repérer, dans notre conduite comme dans celles de nos interlocuteurs, les routines professionnelles et les habitus à l’œuvre, et à expérimenter la difficulté de s’entendre sur des situations « qui se tiennent » pour tous.
  • en 1997, nous rejoignions le Collectif de Recherches « situations de Handicap, Education, Société » 4 dont le projet essentiel est de permettre, autour du savoir, la rencontre des différents acteurs du champ du handicap : personnes en situation de handicap, familles, professionnels de tous secteurs... Nous investissant particulièrement dans la préparation d’un premier colloque international et la direction d’un Espace de Recherche, nous y faisons l’expérience de la difficulté spécifique de « penser ensemble » le handicap ou la déficience, sans recourir à des simplifications abusives des situations ou des réifications des personnes.
  • de 2001 à 2003, attaché d’enseignement et de recherche à l’I.U.F.M. de Lyon puis à l’ISPEF, c’est avec un vif intérêt que nous conduisions, à notre tour, des séminaires rassemblant, autour de problématiques d’enseignement et de formation, des professionnels d’horizons divers : professeurs, infirmiers, animateurs... Ces pratiques d’accompagnement de jeunes collègues sont l’occasion pour nous de revisiter notre propre itinéraire de professionnalisation et de vérifier qu’il ne peut y avoir de construction de repères identitaires sans expériences de l’altérité.
  • enfin, en 2003, en acceptant la fonction de coordinateur du Comité Exécutif du Conseil National « Handicap : Sensibiliser, Informer, Former » 5 , nous engagions le pari de réussir à briser les barrières professionnelles, psychologiques, épistémologiques, etc. qui « insularisent » le champ du handicap et marginalisent les personnes désignées comme déficientes.

Ainsi, on peut repérer que de nos premières pratiques professionnelles à notre nouvelle fonction, la question de l’ouverture interprofessionnelle des enseignants, particulièrement de ceux qui exercent en établissement médico-éducatif, est centrale. Elle redouble très certainement l’inquiétude intime du fils et petit-fils d’enseignants que nous sommes, qui cherche toujours à comprendre comment notre premier univers d’enfant s’articule au reste du monde. C’est ainsi que, peu à peu, nous avons investi l’objet particulier de la rencontre interprofessionnelle comme objet de savoir, puis de recherche.

Notes
2.

MAZEREAU (Philippe), Les moments d’analyse d’une pratique, du temps perdu pour la recherche ?, in Perspectives Documentaires en Education, n°29, 1993, pp. 55

3.

PENY (Bernard), Les Sciences de l’Education : une irremplaçable illusion, Le Monde de l’Education, Mai 1999, p. 29

4.

Ce Collectif, fondé et présidé par Charles Gardou, se nommait alors « Collectif de Recherche sur le Handicap et l’Education Spécialisée »

5.

Ce Comité, présidé par Julia Kristeva et Charles Gardou, met en œuvre les orientations du Conseil National « Handicap : Sensibiliser, Informer, Former », visant à accompagner une mutation culturelle pour désinsulariser le monde du handicap, en favorisant la participation de chacun et les interactions entre tous.