Les pratiques d'enseignement en EME sont-elles comparables aux pratiques scolaires ordinaires ou nécessitent-elles une approche particulière, des compétences spécifiques, un remaniement des repères de l'identité, tel est le questionnement qui résulte de l'analyse de ces dix articles 27 .
De façon un peu caricaturale, les deux premiers, chronologiquement, en proposent une exposition en deux temps. D'abord un long article de deux formateurs en Ecole Normale défend les qualités d'une activité musicale en IMP avec des enfants "déficients psychiques profonds", considérée comme un dispositif de formation "d'instituteurs, spécialisés certes, mais qui doivent conserver une certaine spécificité". L'objectif est clairement identifié, il s'agit de "lever les équivoques (...): comment nous démarquions-nous vis à vis des autres spécialistes de la maison ? Pratiquions-nous une forme particulière de musicothérapie ?" 28 Une partie importante de l'article consiste à justifier l'activité en vantant la qualité du matériel employé (magnétophone, instruments, disques,...) et l'érudition disciplinaire des intervenants. On lit là, quasiment, un argumentaire de didactique musicale, allant jusqu'à proposer de confier aux éducatrices les prolongements pédagogiques des exercices musicaux (par exemple des activités "de codage-décodage, en inventant ensemble des signes, des symboles, des diagrammes") car, disent les professeurs, "notre but à nous, c'est d'abord la musique" 29
Dans un deuxième temps, quelques mois plus tard, le psychiatre de l'IME en question, usant d'une sorte de droit de réponse, développe un point de vue opposé, en refusant de considérer dans son établissement toute démarche spécifiquement pédagogique. "Il est facile, dit-il, de percevoir combien la position de l'enseignant est identique à celle du psychothérapeute (...): la technique éducative décrite dans l'article s'approche de certaines techniques de thérapie, par exemple corporelle, focalisée sur l'intervention dans le réel. » 30
C'est à partir de son expérience professionnelle personnelle d'institutrice spécialisée en IMPro que Marie-Agnès Simon développe, dans deux articles, différents aspects de ses pratiques enseignantes : à partir de la relation d'une expérience de travail autour de textes littéraires avec un petit groupe d'adolescents à peine lecteurs, elle explicite l'urgente nécessité de renverser le paradigme enseignant-enseigné, pour que l'échec, "symptôme présenté par l'élève devienne à un moment ou à un autre signifiant pour l'enseignant, (qui doit pouvoir) (...) traiter cette défaillance symbolique signifiante à travers l'analyse de ce qu'elle active pour soi de fantasmes et de défenses." 31 Ainsi l'instituteur peut se mettre à l'abri peut-être de "ces délires, comme des assommoirs (qui) engendrent le vertige, donnent la nausée, le corps perdant là son ancrage aux mots (quand) naît chez l'adulte le désir de fuir cette relation à l'autre lecteur." 32
L'émotion affleure dans ces mots : le vertige du lecteur répond à ceux de l'élève ou de l'enseignant. La menace est grande, en deçà vraisemblablement de toute professionnalité, qui nécessite un tel abandon de la position enseignante commune, un tel renoncement à l'identité ordinaire et confortable des enseignants convaincus de l'indépassable dissymétrie de la relation enseignant-enseignés.
Ce renversement rejoint la proposition paradoxale de Jacqueline Liégeois d' attribuer "une position de médiateur à l'apprenant, médiateur entre l'enseignant et ce savoir - savoir que l'enseignant possède, que l'enseigné est censé désirer -, médiateur dans la mesure où la mise en œuvre du processus d'enseignement est favorisée chez l'enseignant, chez qui l'acte d'enseigner est interpellé." 33
Mais alors, questionne Philippe Mazereau, "peut-on encore parler d'école pour rendre compte de notre pratique?" 34 quand on s'est ainsi "définitivement éloigné des conceptions classiques du travail scolaire, de l'enseignement, des apprentissages." 35 "La plupart des actions d'enseignement de connaissances systématiques conduites en huit années d'expérience, explique-t-il, se sont toujours révélées sans grands résultats" 36 , car "tous les signes de la richesse de l'école à l'extérieur (l'acquisition des connaissances, les cahiers, les devoirs...) fonctionnent comme leurres quelque peu vidés de leur sens." 37 Il faut juste "aussi bien du côté des adolescents que de celui des autres professionnels, pour satisfaire aux besoins de conformité, faire semblant (...), de réparer un échec scolaire avec les mêmes outils et méthodes..." 38 Mais très vite, raconte-t-il, "les jeunes se mirent à quitter leur position conformiste, pour enrayer la situation de classe traditionnelle qui se mettait en place. Dans un premier temps, cela ressemblait à un chahut traditionnel de classe, mais très vite les choses basculèrent vers une confrontation directe : (...) il n'y avait plus d'enseignant, plus d'élèves, mais des personnes aux prises avec leurs difficultés" 39 .
C'est à partir de ces manifestations physiques d'opposition à l'école, que les enseignants, comme Marie-Agnès Simon dans son second article tentent de reconstruire quelques pratiques, au plus près de la rupture, en cherchant à "intervenir au moment même où corps et parole se désintrèquent en signifiant à l'adolescent le débordement de son corps et en cherchant avec lui comment y faire face : parler, sortir un moment de la salle de classe... " 40 .
Attestant également que "tous (ses) repères de pédagogue étaient bouleversés" 41 , Serge Boimare prend quant à lui essentiellement en compte les manifestations verbales de ses élèves, "la lecture, ça sert à rien, c'est un truc pour les pédés" 42 ou "diviser, c'est partager une pute en deux" 43 qui témoignent de la volonté des enfants d'échapper au travail proposé. "Que peut-on faire, que doit-on faire, questionne-t-il, quand on est pédagogue et que l'on est confronté à cette énergie qui se perd ou se cristallise en blocage ou en refus ? Doit-on passer la main à des personnes d'une autre compétence, qui pourraient par exemple apporter une aide psychologique à ces enfants ? Doit-on abandonner toute ambition pédagogique au profit d'une aide éducative ou sociale ? Doit-on privilégier un retour à un climat favorable, restaurer la relation, quitte à en rabattre sur les exigences ?" 44
Interprétant ces écarts de langage comme des marques du désordre intérieur qui menace ses élèves dès qu'ils s'engagent dans un mouvement d'apprentissage, Serge Boimare propose, par le biais de textes mythologiques ou de récits d'aventures, de donner un contenant à ces angoisses, permettant ainsi aux apprenants de reconquérir peu à peu leur propre espace de pensée. "Contrairement à ce qui se dit souvent, explique-t-il, ce n'est pas un travail réservé aux seuls psychologues. La médiation culturelle, qu'elle soit littéraire, scientifique ou artistique, nous situe pleinement du côté de la pédagogie." 45
Un futur directeur d'établissement spécialisé investit son temps de formation pour tenter d'analyser ce qui a pu conduire l'équipe d'un IME à interrompre le travail avec Irina, dont il retrace le parcours d'intégration. Il ne faut pas entendre, par ce terme, l'intégration de la jeune élève à l'école ordinaire, mais sa difficile admission à l'IME. En effet, Irina montre un comportement qui interroge les enseignants sur leur fonction et leurs compétences : "Irina a vraiment joué la folle, se mettant à rire à tout moment, prononçant des insanités à l'encontre (de son institutrice). Puis elle s'est isolée dans un coin de la classe, très surexcitée à la suite de comportements masturbatoires. (...) L'institutrice se pose véritablement la question de savoir où on s'embarque avec une telle enfant. 46
Bernard Bénéteau décrit clairement comment cette élève a révélé les limites de la prise en charge institutionnelle : limites des personnes ("une des deux institutrices concernées décline la possibilité de la recevoir") 47 , des fonctions ("la responsable pédagogique va voir Irina, toujours au lit, lui parle et la materne tout en prenant conscience dans le même moment de l'ambiguïté de son attitude par rapport à son rôle professionnel" 48 ), et de leur articulation ("la notion de co-action médico-éducative est fortement remise en question, ce qui fait dire au directeur que l'établissement est seulement éducatif et professionnel" 49 , mais surtout la limite de l'espace possible d'une pédagogie avec Irina. "Irina finit par accepter d'aller en classe mais cela se traduit pour elle par de nouvelles difficultés : franchir des seuils, marcher dans les couloirs, passer du dedans au dehors, puis en dedans. En classe, l'attitude délirante croît en intensité lorsqu'on s'achemine vers midi, même si le lieu classe semble néanmoins la sécuriser." 50 Ce travail d'intégration, au sens premier du mot, qui permet à une élève d'entrer dans sa classe, fut-elle d'un IME, a du être rapidement interrompu avec Irina, car la mise en échec semblait trop difficile à supporter par l'équipe institutionnelle.
"Apprendre en IMPro" propose un éclairage précieux sur une profession spécifique, les éducateurs techniques spécialisés, qui tentent d'articuler, hors de l'école, les dimensions pédagogique, éducative et thérapeutique de l'établissement. Ainsi, l'atelier professionnel peut se constituer à la fois en "lieu d'apprentissage pour des adolescents en grande difficulté et (...) lieu de côtoiement pour ces adolescents qui ne le sont que par leur âge, ces adolescents de nécessité emprisonnés dans leur psychose" grâce à l'éducateur technique spécialisé qui "en établissant une relation de travailleur à apprenti, se pose comme modèle d'identification dans une activité qui n'est pas a priori médiation. (...) La matière, les outils renvoient à l'enfant apprenant un réel non truqué, non médiatisé en même temps qu'ils relativisent la toute-puissance de l'adulte, lui aussi soumis à l'objet et aux règles du métier." 51
La formation professionnelle permettrait alors aux élèves d'investir leur nouveau statut d'adolescent pour "apprendre à désapprendre", d'accéder peut-être à une nouvelle dynamique de travailleurs en devenir, et de rompre avec des années de répétition d'échecs et d'exclusions sans cesse rappelées aux enseignants dès lors qu'ils souhaitent inscrire leurs pratiques dans les cadres de référence de l'école : "SR a 16 ans 1/2. (...) Son niveau scolaire est homogène (CE1)." 52 ou "Marc J. à qui on venait de situer son niveau en français s'exclame : "Je n'en suis que là! C'est la honte..." 53 reconnaissant ainsi combien pour lui "le placement dans un institution à caractère psychiatrique constitue une blessure narcissique importante, un marquage social qui va de l'échec scolaire vers la folie." 54
Pour plus de clarté, en ce qui concerne les écrits de Serge Boimare, nous nous référerons à son livre plutôt qu'à ses articles.
PONS (Michèle), LE DIZET (Jean-Louis), Une expérience d'activité musicale avec les enfants d'un IME ,
Les Cahiers de Beaumont, n°15, 1982 p. 3
Ibid. p. 5
COLLOT E. Echos des Lecteurs, à propos d'une expérience d'activité musicale avec les enfants d'un IME,
Les Cahiers de Beaumont, n°19, 1982, p. 32
SIMON (Marie-Agnès), La Remédiation en lecture auprès d'adolescents en IMPro, Les Cahiers de Beaumont, n°55, janvier 1992, p. 19
Ibid. p.10
LIEGEOIS (Jacqueline), L'enseignant, passeur culturel auprès d'enfants "déficients intellectuels",
Les Cahiers de Beaumont, n°67. p. 36
MAZEREAU (Philippe), Un itinéraire pédagogique: penser l'école dans une institution thérapeutique
Les Sciences de l'Education, n°4, 1989, p.49
idem
idem
Ibid. p.32
Ibid. p. 33
Ibid. p.34
SIMON (Marie-Agnès):, La Scolarité dans les IMPro: un enjeu pour les adolescents, Handicap et Inadaptations, les Cahiers du CTNERHI, n°47-48, 1989, p. 163
BOIMARE (Serge) , L'enfant et la peur d'apprendre, Paris, Dunod, 1999, p. 2.
Ibid. p. 32
Ibid, p. 95
Ibid. p. 9
Ibid. p. 155
BENETEAU (Bernard), Irina ou un processus d'intégration en IME,
Les Cahiers de Beaumont, n°35, 1986, p. 11
Idem
Ibid. p. 12
Ibid. p. 13
Ibid. p. 12
HALLET (Serge), Apprendre en IMPro, Les Cahiers de Beaumont, n°40, Mai 1987, p. 41
SIMON (Marie-Agnès), La Remédiation en lecture auprès d'adolescents en IMPro, op. cit. p. 11
SIMON (Marie Agnès), La Scolarité dans les IMPro: un enjeu pour les adolescents, op. cit. p. 164
MAZERAU (Philippe), Un itinéraire pédagogique: penser l'école dans une institution thérapeutique, op. cit. p. 44