1.2.1. 1909 ou le questionnement démocratique

Un âpre débat, dont nous entendons encore souvent les échos, s'est engagé au début des années quatre-vingt : l'enjeu était de savoir qui devait être tenu pour historiquement coupable des premières mesures ségrégatives en direction des élèves "anormaux", à savoir la création des classes et des écoles de perfectionnement en 1909.

Considérant "l'enfant débile (comme un) avatar du sujet laïc" 82 , Patrice Pinell et Markos Zafiropoulos, dans la lignée d'une critique d'inspiration marxiste de l'institution scolaire, interprètent cet événement comme un aboutissement de la logique dominante du contrôle social à travers la mise en place de l'école républicaine : l'école pour tous est surtout l'école des classes dominantes. Masquant la réalité sociale des enfants concernés sous des classifications psychologiques hasardeuses, les autorités scolaires mettraient en place à travers les premiers dispositifs de l'enseignement spécial (classes de perfectionnement, commissions médico-pédagogiques...) les bases d'une "technologie de maintien de l'ordre social". Etudiant en particulier l'émergence à ce moment d'une discipline nouvelle, la psychologie de l'enfant, qui permet de jeter un pont (plus souvent pont de singe rapidement bricolé qu'architecture de haute volée) entre les psychiatres aliénistes et l'administration de l'Instruction Publique, à travers les Bulletins de la Société Libre pour l'Etude Psychologique de l'Enfant (SLEPE, où, autour de Ferdinand Buisson, se retrouvaient Alfred Binet, Pauline Kergomard...), les auteurs montrent comment l'ouverture des classes de perfectionnement, et les procédures de classifications, de diagnostic et d'orientation qui l'accompagnent, permettent de réinterpréter par l'école, dans le cadre triomphant de la nouvelle république, l'équation du XIXème siècle : pauvreté = criminalité = anormalité.

Monique Vial et Jacqueline Gateaux-Mennecier critiquent cette façon d'énoncer une "histoire réécrite" 83 : "la création de l'enseignement spécial émane non de l'école, mais de Bourneville : la démarche est donc bien, non pas un appel de l'institution scolaire aux services du médecin, mais au contraire, un investissement actif et opiniâtre par le médecin." 84 En effet, Jacqueline Gateaux-Mennecier démontre que Désiré Magloire Bourneville, psychiatre progressiste de Bicêtre, tente dès 1880, au nom d'idéaux démocratiques incontestables, de faire reconnaître le besoin spécifique des enfants idiots de son hôpital en soins spéciaux et en assistance éducative et pédagogique. Débordé par le succès de son quartier spécial d'enfants à Bicêtre, vite surpeuplé, il bricole une distinction nosographique entre "anormaux d'asile" et "anormaux d'école", non pour isoler une partie des élèves de l'Ecole Publique, mais pour permettre à certains de ses petits malades d'y être intégrés. Ainsi, "Bourneville est un transformateur de la politique asilaire, un agent subversif du conformisme routinier et de la tradition aliénante de l'Assistance Publique ; il n'est ni acteur, ni spécialiste de l'institution scolaire, encore moins n'en est-il, comme d'aucuns pourraient le croire, un envahisseur en terme d'emprise, de monopole ou de contrôle." 85

Mais les instituteurs n'entendent pas la demande de Bourneville, préoccupés qu'ils sont d'une population d'élèves particulièrement agités, mais non débiles. Ainsi s'expriment deux demandes différentes : "Les classes spéciales représenteront à leur création le compromis institutionnel de (ces) options" 86 , compromis boiteux qui ne satisfera pas les enseignants jusqu'en 1940, qui montrent même une certaine hostilité envers les quelques-uns d'entre eux qui se tournent vers l'enseignement spécial et développent de ce fait un esprit de corps marqué.

Mais près de vingt ans de débat n'ont pas épuisé l'intérêt des différents chercheurs. Eric Plaisance et Charles Gardou, coordonnant plus récemment un numéro de la Revue Française de Pédagogie consacré aux "Situations de Handicap et Institutions Scolaires", souscrivent à la tradition d'introduire leur propos par un rappel historique : "il n'y a pas une relation directe et linéaire entre la mise en place de l'obligation scolaire et le repérage de "l'invention de l'école anormale" 87 . En revanche, Jacqueline Gateaux-Mennecier, quelques mois plus tôt, s'interrogeait encore sur "la contradiction entre un projet d'intégration avant la lettre, émanant du champ médical, et une perspective ségrégative, formulée de façon feutrée, mais néanmoins persuasive, par les notables de l'Instruction publique" 88 et concluait que "l'idée d'une influence de la loi d'obligation sur la distanciation qui s'opère en 1909, via les classes spéciales, est vraisemblable" 89 en critiquant "fondamentalement, l'idée selon laquelle la naissance de la pédagogie spéciale obéit à une logique égalitaire et s'inscrit dans une idéologie démocratique." 90

Car là est bien l'enjeu essentiel qui fait qu'on ne peut réduire ce débat toujours ouvert à une simple querelle d'érudits : l'acte inaugural de l'enseignement spécial s'est-il construit en continuité ou en rupture de la construction républicaine ? Le détour ségrégatif que proposent les classes et les écoles de perfectionnement est-il une voie périlleuse vers plus de citoyenneté pour les enfants en grande difficulté ou n'est-ce qu'un leurre, dissimulant le sacrifice d'une population marginale au profit du plus grand nombre? Bien sûr, il n'est ni de notre propos ni de notre compétence de trancher un tel débat. Tout le monde en tout cas s'accorde aujourd'hui à admettre que les interactions sont complexes et que toute conception manichéenne du sujet est à exclure.

Ces interrogations de chercheurs nourrissent également l'inquiétude fondamentale de nombre de praticiens de l'enseignement spécialisé, qui se demandent si l'idéal humaniste et démocratique qui motiva leur orientation professionnelle peut s'incarner au sein d'institutions dont l'inspiration humaniste et démocratique semble si sujette à débats.

Notes
82.

PINELL (Patrice), ZAFIROPOULOS (Markos), Un siècle d'échecs scolaires (1882-1982), Paris, Editions Ouvrières, 1983

83.

VIAL (Monique), La création du Perfectionnement en 1909 et les débiles des psychologues : ou comment s'écrit l'histoire, in CRESAS Intégration ou marginalisation?, CRESAS n°2, Paris, INRP L'Harmattan, 1984

84.

GATEAUX-MENNECIER (Jacqueline), La logique socio-historique de l'enseignement spécial, Handicaps et Inadaptations, Les cahiers du CTNERHI, N° 50, 1990, p.58

85.

Ibid., p. 61

86.

Ibid., p. 67

87.

PLAISANCE (Eric), GARDOU (Charles), Présentation,, Revue Française de Pédagogie, n° 134, janvier/mars 2001, p. 6

88.

GATEAUX-MENNECIER (Jacqueline), Loi du 15 avril 1909, loi d'exclusion, Educations, n°17, 1999, p. 36

89.

Ibid., p.34

90.

Ibid., p. 35