1.2.2. 1943 ou la professionnalisation

« Le contentieux entre l’école et les éducations spécialisées nait tout à la fois des contradictions de l’école dans la mise en œuvre de son projet didactique et égalitaire et de différentes stratégies de déstabilisation de cette hégémonie, conjoncturellment réunies pour la cause de l’enfance dite inadaptée, durant le régime de Vichy », montre Michel Chauvière 91 , quasiment l’unique chercheur, depuis plus de vingt-cinq ans, à mener des recherches sur ce sujet à cette époque encore trouble 92 . Il ne faut pas faire porter aux quelques années de régime collaborationniste l'entière responsabilité de toute la structuration du secteur de l'Enfance Inadaptée de 1909 à 1975, mais "l'efficace de Vichy se découvre dans la capacité de ce régime, vu ses choix et ses alliances, à précipiter des réalisations impensables ou irréalisables pour diverses raisons tant que durait la IIIème République" 93 .

La première raison est le déferlement d'une idéologie antirépublicaine qui identifie dans la figure de l'instituteur, le corrupteur de la jeunesse et le responsable de la défaite. Appuyé sur les milieux cléricaux, revanchards, inspiré par de nouveaux experts de l'enfance, les pédopsychiatres, qui voient, dans ces bouleversements sociaux et politiques, l'occasion d'asseoir leur position institutionnelle, le gouvernement de Vichy structure les milieux de l'enfance en danger en un seul cadre, celui de "l'Enfance Inadaptée", sous la responsabilité du Ministère de la Santé. Celui-ci délègue sa mission à des associations de statut privé, qui, grâce à une nouvelle classification de la jeunesse en danger (1946), développent des modes de prise en charge inspirés des mouvements de jeunesse et des pédagogies actives, et proposent des solutions thérapeutiques ou pédagogiques variées : placement familial, cures libres (rééducations), instituts d'éducation spécialisée... Ces derniers établissements, privés, agréés par la puissance publique depuis 1937, sont placés sous la responsabilité de médecins pour recevoir des enfants, avec prestation de l'assurance maladie. La prise en charge de ces enfants est assurée par des professionnels d'un nouveau statut, les cadres rééducateurs, qui deviennent, en 1967, les éducateurs spécialisés.

Les années d'après-guerre voient l'explosion du nombre des associations de parents d'enfants inadaptés et la multiplication des structures qu'elles gèrent : IMP, IMPro, puis CAT, ateliers protégés... Les pédopsychiatres occupent l'ensemble des positions stratégiques. Au sein des nouvelles écoles d'éducateurs qu'ils dirigent et animent, ils définissent une nouvelle technicité de l'aide éducative, basée sur un travail clinique de la prise en charge individuelle et des techniques d'animation de groupe. Dans le cadre des commissions médico-pédagogiques qu'ils président, ils orientent les enfants selon leur classification. Dans les associations de parents, ils gèrent les moyens que la puissance publique octroie.

Ce dispositif médico-éducatif, encore en vigueur aujourd'hui, propose une très grande diversité de solutions thérapeutiques ou pédagogiques : hormis son contrôle lointain par le Ministère de la Santé, et l'absence par conséquent de l'Education nationale, son unité ne repose que sur celle de la nouvelle profession d'éducateur spécialisé. C'est bien sûr en cela que cette période nourrit de tensions la vie de l'Education Spécialisée en "un triple contentieux de légitimité, d'objectifs et de moyens entre l'Ecole et le monde socio-éducatif." 94 Cette configuration unique, directement héritée de Vichy, génère, dans le quotidien de la plupart des établissements médico-éducatifs, des tensions et des conflits, autour des fonctions concurrentes de l'instituteur et de l'éducateur spécialisés, autour de la position du psychiatre, garant de l'orientation et de la dimension thérapeutique de la prise en charge par les éducateurs, autour également de la possibilité ou non d'exercer sa fonction hors du paradigme de la clinique éducative. Peut-on réintroduire, et dans quelle mesure, une fonction enseignante dans des établissements structurés autrement "qu'à la condition d'une exclusion : les instituteurs, et même plus globalement les représentants de l'Education nationale" 95 ? La question d'un possible travail en équipe, d'une éventuelle culture professionnelle commune est ainsi posée.

Notes
91.

CHAUVIERE (Michel), L’école et le secteur médico-social. Naissance d’un contentieux, in CHAUVIERE (Michel), PLAISANCE (Eric), (dir), L’école face aux handicaps. Education spéciale ou éducation intégrative, Paris, PUF, 2000, p. 68

92.

On notera par exemple que l'imposant ouvrage de Maurice Capul et Michel Lemay omet d'évoquer cette période. L'année 1943 n'y est citée qu'à propos d'une initiative de Deligny dans les vieux quartiers Lillois (p. 88). CAPUL (Maurice), LEMAY (Michel), De l'éducation spécialisée, Toulouse, ERES, 1996

93.

CHAUVIERE (Michel), Enfance Inadaptée: l'héritage de Vichy, 2ème édit., Paris, Les Editions Ouvrières, 1986, p. 299

94.

CHAUVIERE (Michel), FABLET (Dominique), L'instituteur et l'éducateur spécialisé. D'une différenciation historique à une coopération difficile, Revue Française de Pédagogie, n°134, janvier/mars 2001, p. 73

95.

CHAUVIERE (Michel) Enfance Inadaptée: l'héritage de Vichy, op. cit., p. 249