1.2.3. 1975 ou la priorité à l'intégration

La loi d'orientation du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées organise autour d'une notion nouvelle, le handicap, les actions en faveur des enfants déficients et oriente, comme son nom l'indique, les politiques des différents Ministères et Administrations (Affaires Sociales, Santé, Education Nationale et, à partir de 1982, leurs services décentralisés) jusqu'à aujourd'hui : une cohorte de textes législatifs et réglementaires, dont nous étudierons certains dans le détail, structure peu à peu un espace social nouveau et complexe.

La notion d'enfant handicapé rompt de façon nette avec celle antérieure d'enfance inadaptée. Premièrement, l'accent est mis sur la problématique personnelle, l'enfant, et non sur la problématique générale, l'enfance : ainsi au cœur des dispositifs en direction des enfants handicapés se trouve la notion de projet individualisé ou d'offre personnalisée de soins, instaurant une dynamique de discrimination positive en faveur des enfants affectés d'une déficience. Deuxièmement, le qualificatif de "handicapé" qui se substitue "inadapté" enrichit considérablement le champ des pratiques possibles. En effet, la situation de "handicapé" (telle que la décrit la Classification Internationale, dite de Wood, adoptée en 1989) se comprend comme l'interaction complexe de trois niveaux : l'aspect lésionnel (la déficience), l'aspect fonctionnel (l'incapacité) et l'aspect situationnel (le désavantage). Ainsi, l'action en faveur des personnes handicapées relève-t-elle d'une logique et d'une compétence triples : médicale quant au diagnostic des déficiences, administrative quant à la compensation des incapacités, sociale quant à l'aménagement des conditions de vie pour réduire les désavantages, sans qu'aucune dimension n'ait de prérogative protocolaire sur les autres.

La loi de 1975 est, avant la lettre, une loi d'intégration qui "tourne autour d'une l'obligation nationale d'insertion dans l'espace social, et donc de droits, que l'on peut qualifier de sociaux, à cette participation du côté des individus." 96 Cette volonté très démocratique d'obligation d'insertion se traduit en particulier par la réintroduction dans ce champ, dont elle avait été exclue, de l'Education nationale et de ses personnels : affirmation en 1975 du droit de tous les enfants à l'éducation, nouvelle orientation du système scolaire en 1989 qui propose de placer chaque "enfant au coeur du système scolaire" (Loi d'Orientation sur l'Education du 31 Août 1989), enfin, en 1991, droit à la formation scolaire pour tous (Circulaire n° 91-303.). Ainsi, on peut considérer que le premier mouvement d'intégration induit par la loi de 1975 est l'intégration de tous les partenaires sociaux à l'action en faveur des enfants handicapés: l'installation des Commissions Départementales de l'Education Spécialisée, instances de désignation, d'orientation et de contrôle, composées de représentants en nombre égal du champ sanitaire et de l'Education nationale, en donne la preuve.

En ce qui concerne les établissements médico-éducatifs, la réforme des "annexes XXIV" en 1989 97 insuffle cet esprit dans les équipes pluridisciplinaires où, depuis 1978, les instituteurs ont repris place : projet pédagogique, éducatif et thérapeutique individuel, rôle associé des familles, développement des pratiques d'intégration scolaire ... Les psychiatres exerçant en EME critiquent un rétrécissement de leurs compétences et de leur autorité, qui pourraient, selon eux, se réduire parfois au seul acte de prescription de prise en charge ; les psychiatres exerçant en établissement de soin (Hôpital de jour, services de psychiatrie infanto-juvénile) voient, dans cette "logique du handicap", le risque d'une démédicalisation de la prise en charge des enfants souffrant de troubles mentaux et contestent les nouvelles classifications comme les procédures d'orientation 98 . Ces mécontentements et l'évolution des conditions de travail des pédopsychiatres ("faiblesse" des salaires dans le milieu médico-social, pénurie de psychiatres hospitaliers ou en exercice libéral) conduisent à une désertion des établissements qui, pour nombre d'entre eux, doivent fonctionner des années durant sans pouvoir remplacer leur psychiatre démissionnaire. Symboliquement et pratiquement, l'architecture des organigrammes des institutions médico-éducatives se trouve ainsi horizontalisée : à la place de fonctionnements centralisés et hiérarchisés, les professionnels, les équipes, voire les établissements, peu à peu se constituent en réseaux, afin de mieux articuler les projets individualisés des enfants ou adolescents dont ils ont la charge.

En ce sens, comme ailleurs (conventions d'intégrations, projets des SESSAD, mise en place et gestion décentralisée des intersecteurs de psychiatrie infanto-juvénile, convention entre les EME et les services de secteur de psychiatrie), le mouvement d'intégration à partir des lois de 1975 a permis de transformer le secteur médico-éducatif, abandonnant une logique d'établissement pour une logique de service, "d'une logique de la pierre à une logique de réseaux." 99 .

Mais alors les questions qui se posent aux différentes acteurs dans ces configurations réticulaires souvent complexes, ne sont plus celles des "pourquoi" ou des "comment", mais bien celles du "avec qui". Avec qui puis-je m'allier ? Qui dois-je craindre ? Quelle est ma place dans ce dispositif mouvant ? Quelle peut être ma stratégie, ou celle de mon groupe professionnel ?

Notes
96.

STIKER (Henri-Jacques), Pour le débat démocratique: la question du handicap, Paris, Editions du CTNERHI, 2000, p.71

97.

Décret N° 89-798 du 27 Octobre 1989. Nous nous référons également à la Circulaire n°89-17 du 30 Octobre 1989 relative à la modification des conditions de la prise en charge des enfants ou adolescents déficients intellectuels ou inadaptés par les établissements et services d'éducation spéciale (Ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection Sociale, Ministère de l'Education nationale, de la Jeunesse et des Sports) .

98.

Quelques années plus tard, un âpre débat au sujet des modes de prise en charge des enfants autistes permettra aux psychiatres d'exprimer publiquement leur position: "la notion de handicap (...) peut être nuisible si elle comporte la notion d'inamendabilité et valorise seulement éducation et adaptation, risquant ainsi de priver l'enfant atteint de toute la dynamique relationnelle que vise à tisser autour des malades la psychiatrie moderne." LEBOVICI (Serge), La notion de handicap peut peser sur l'avenir de l'autisme et des psychoses de l'enfant, Neuropsychiatrie de l'Enfance, 1991, Tome 39, n°4-5, p.142

99.

LESAIN-DELABARRE (Jean-Marc), L'adaptation et l'intégration scolaires. Innovations et résistances institutionnelles, Paris, ESF, 2000, p. 11