1.2.4. Des tensions aux tentations

Ce rapide survol, très elliptique dans ses trois étapes artificiellement isolées (1909,1943, 1975), peut aider à comprendre quelles tensions l'histoire a tissées dans les rapports entre les différentes composantes de ce secteur, entre ses représentations et ses idéologies successives, entre ses principaux acteurs.

L'alliance des premiers pédopsychiatres et de l'Instruction publique invente ce détour ségrégatif nommé enseignement spécial qui heurte les idéaux démocratiques des enseignants qui ne l'investissent pas. Une tension s'élabore autour du projet même de l'Education Spécialisée : comment concilier besoins spécifiques et commune citoyenneté ? Ce débat nourrit quotidiennement les acteurs des institutions médico-éducatives qui vivent cette position paradoxale de vouloir incarner des valeurs humanistes et universelles dans des lieux de ségrégation, voire de relégation. Et si, se prennent-ils à rêver, ces lieux à part devenaient des espaces protégés où serait possible une reprise communautaire des liens d'humanité que la compétition sociale au dehors a risqué de rompre...

La diabolisation des instituteurs, dans une période encore honteuse de notre histoire, permet autour des figures du pédopsychiatre et de l'éducateur spécialisé de développer un dispositif institutionnel de réadaptation de l'Enfance Inadaptée. Ce champ nouveau de pratiques sociales, encore vivace aujourd'hui, articule de façon complexe initiative privée et contrôle public, soin éducatif et thérapie, générant des tensions autour d'introuvables identités professionnelles : peut-on définir des compétences, des techniques, des outils propres au champ des pratiques médico-éducatives ou doit-on se contenter pour des inadaptés, d'adapter maladroitement le contre-transfert du thérapeute, les pédagogies actives de l'école dissidente et les techniques d'animation des mouvements de jeunesse ? Et si, dépossédé de techniques, que de multiples querelles institutionnelles ont fétichisées et dont chacun constate quotidiennement les limites, on regardait seulement cet enfant que l'on prétend accueillir, pour reconstruire avec lui une relation vraie, que chacun dans sa spécificité professionnelle pourrait, comme il le veut, comme il le peut, habiter...

Au prix sans doute de la marginalisation des psychiatres dans le champ médico-éducatif, un vaste mouvement en faveur de l'intégration des enfants handicapés se développe, reconnaissant peu à peu leurs besoins spécifiques dans l'école, dans la famille, dans les institutions de loisirs et culturelles. Une tension envahit les établissements médico-éducatifs : a-t-on encore besoin d'eux, représentant le détour ségrégatif, aujourd'hui vilipendé, de leurs savoir-faire ou simplement de leur bonne volonté ? Mais, rêvent certains enseignants, n'est-ce pas là, fort de la connaissance lentement acquise de ces enfants particuliers, l'occasion de réinvestir une professionnalité de l'Ecole ordinaire et d'offrir aux élèves des repères scolaires solides et authentiques qui feront d'eux de vrais écoliers, de vrais travailleurs et de vrais citoyens ...

Témoignant des tensions socio-historiques qui ont peu à peu structuré les secteurs successifs de l'enseignement spécial, de l'enfance inadaptée, puis de l'aide aux enfants handicapés, ces trois tentations, d'un repli communautaire, d'une centration sur la relation et d'une normalisation scolaire, contribuent à structurer aujourd'hui les pratiques des enseignants en EME. C'est cela que nous allons chercher à mieux cerner.