La complexité des structures devient vite complication dès qu'on examine les différents statuts, fonctions et qualifications des personnels concourant aux services d'enseignement dans les EME. Nous avons déjà exprimé l'acception que nous conférons à l'expression "pratique d'enseignement" : nous considérons comme "pratique d'enseignement" toute pratique professionnelle désignée comme telle par l'EME où elle a lieu, ce qui peut référer à des enseignements de niveau préélémentaire, élémentaire ou secondaire comme à une préformation ou une formation professionnelle.
Avant la loi de 1975, les EME fonctionnaient en dehors de toute relation organique avec l'Education nationale. La loi d'orientation du 30 Juin 1975, réaffirmant, dans son article 4, l'obligation d'éducation des enfants handicapés, précise, dans son article 5, que le Ministère de l'Education prend en charge le personnel chargé de la réalisation de cette obligation, soit en accueillant les élèves dans des classes ordinaires ou des classes ou établissements spéciaux relevant de son autorité (intégration des élèves), soit en mettant du personnel qualifié à disposition des établissements (contrat d'association), soit en passant des conventions avec les établissements (contrat simple) ; en outre, l'article 4-II stipule que l'Etat participe à la formation professionnelle et à l'apprentissage des jeunes handicapés, essentiellement en assimilant l'EME à un établissement de formation permanente (collecte de la taxe d'apprentissage, par exemple, pour financer les besoins de fonctionnement des ateliers professionnels). On a vu que les EME s'étaient organisés autour d'un statut de droit privé, en contournement de l'Education Nationale : la loi de 1975 bouleverse et complexifie encore la situation.
Avant cette date, au sein des EME, des éducateurs spécialisés assuraient des fonctions d'enseignement ou des fonctions de préformation professionnelle, sous la dénomination fonctionnelle d'éducateurs scolaires. Des éducateurs techniques ou des moniteurs d'atelier prenaient en charge l'apprentissage professionnel. La loi d'orientation propose donc aux établissements les quatre possibilités que la loi Debré du 31 Décembre 1959 offrait aux établissements privés d'enseignement, différemment investies :
En ce qui concerne l'enseignement professionnel, le décret du 27 Octobre 1989 (nouvelle annexe XXIV) prévoit dans son article 13 que "la section de formation professionnelle comporte des professeurs d'enseignement technique ou professionnel titulaires des diplômes requis. Elle peut en outre faire appel à des éducateurs techniques spécialisés." (article 13). En près de vingt ans d'exercice professionnel, nous n'avons rencontré aucun professeur d'enseignement technique ou professionnel exerçant en EME, l'enseignement professionnel étant assuré exclusivement par des éducateurs techniques ou des éducateurs techniques spécialisés. De la même manière, l'enseignement de l'éducation physique et sportive, officiellement assuré par des professeurs d'E.P.S., certifiés ou agrégés, est plus souvent confié à des professeurs de sport, titulaires de diplômes universitaires qui ne les autorisent pas à enseigner au sein de l'Education nationale.
Mais revenons à la situation complexe des enseignants pris en charge par l'Education nationale, et donc susceptibles de relever de trois statuts : contrat simple, contrat d'association, intégré (collectivement), les deux premiers étant souvent combinés pour former des équipes "mixtes", public-privé. Depuis 1995, ces enseignants peuvent être soit instituteurs, soit professeurs d'école. Ils devraient tous être spécialisés 108 , c'est à dire titulaires du Certificat d'Aptitude aux Actions Pédagogiques Spécialisées d'Adaptation et d'Intégration Scolaires (CAAPSAIS), qui a remplacé, en 1987, le Certificat d'Aptitude à l'Enseignement des Enfants Inadaptés (CAEEI) 109 , et plus particulièrement dans l'option D de ce diplôme : "enseignement aux enfants et adolescents présentant des troubles importants à dominante psychologique", qui permet également d'enseigner en CLIS ou en EREA. Certains directeurs, ou responsables pédagogiques, souhaitant diversifier les compétences dans leur équipe d'enseignants, peuvent chercher à recruter un professeur d'école titulaire d'un CAAPSAIS option E , c'est-à-dire spécialiste de "l'enseignement et de l'aide pédagogique auprès des enfants en difficulté" (spécialisation concernant en premier lieu les enseignants de RASED ou de CLAD, à l'intérieur des écoles élémentaires) ou même option G, à savoir réglementairement "chargés de rééducation". Ainsi, l'équipe pédagogique d'un gros EME, forte d'une quinzaine de membres pourrait être composée de professionnels de quinze statuts ou qualifications différents : au moins cinq parmi les personnels hors contrat avec l'Education nationale (moniteur-éducateur, éducateur spécialisé, éducateur technique, éducateur technique spécialisé, professeur de sport), au moins seize pour les enseignants sous contrat avec l'EN (instituteur/professeur d'école non-spécialisé/spécialisé D ou E ou G, sous contrat simple/d'association). Et nous négligeons les introuvables professeurs d'enseignement technique ou professionnel 110 . Alors, les équipes enseignantes en EME, nouvelles Babel ?...
Sans s’intéresser spécifiquement aux fonctions d’enseignement dans les établissements médico-éducatifs, Jean-Sébastien Morvan a particulièrement étudié les modes de construction de la professionnalité des instituteurs spécialisés et des éducateurs spécialisés. Il montre comment les uns et les autres élaborent des « complexes représentatifs » différenciés et complémentaires 111 , susceptibles de s’articuler de façon dynamique dans des pratiques collectives. Dominique Fablet 112 , quant à lui, note comment la réforme des annexes XXIV favorise un rapprochement fécond de ces deux professionnalités.
Ce qui peut paraître une richesse pour les différents acteurs représente souvent un problème pour l'administration : ainsi il y a quelques années, deux enseignants d'un IR avaient souhaité réunir leurs deux classes pour travailler ensemble avec un groupe d'une quinzaine d'élèves, en grande difficulté. Le projet fortement argumenté fut accepté à la fois par l'équipe pédagogique et par l'ensemble de l'établissement. Après quelques semaines de fonctionnement, les enseignants constatèrent la difficulté qu'il y avait à travailler conjointement sans risquer de brouiller les repères des élèves en mal d'individuation : ils sollicitèrent donc la visite du conseiller pédagogique chargé de l'AIS. Mais le conseiller fit savoir qu'il ne pouvait accéder à la demande, car le conseil à un des deux enseignants, sous contrat simple, ne relevait pas de sa compétence, et donc qu'il souhaiterait que la demande lui fût réadressée par l'autre enseignant exclusivement, car seul ce dernier, sous contrat d'association était donc en droit de recevoir conseil et formation de l'Education nationale. Ainsi, fallut-il concevoir un protocole particulier pour permettre à l'enseignant "privé" d'assister aux entretiens entre son collègue "public" et le conseiller.
Un autre établissement fonctionnait depuis plusieurs années avec cinq enseignants spécialisés sous contrat simple, chargés de classe, et un éducateur spécialisé, ancien éducateur scolaire, chargé de la direction de l'école, et de ce fait déchargé de classe. Au départ en retraite de ce dernier, un instituteur souhaita occuper ses fonctions : une éducatrice fut donc recrutée pour pourvoir l'ancien poste d'éducateur scolaire vacant, tout en étant chargée de la classe que le nouveau directeur libérait. Personne n'eut à se plaindre de la qualité d'enseignement délivré par cette éducatrice, jusqu'au jour où on s'aperçut que, avec vingt-six heures d'enseignement, elle ne remplissait pas toutes ses obligations d'éducatrice, tenue à trente-trois heures hebdomadaires "au contact" des enfants. Il lui fut demandé un complément de service, aux heures des repas ou pour assurer des transports scolaires. Estimant que ses vingt-six heures d'enseignement constituaient, comme pour ses collègues instituteurs, un plein-temps, l'éducatrice refusa ; la situation s'envenima en un conflit entre la direction de l'établissement et l'équipe d'enseignants soutenant les arguments de l'éducatrice, qui à la fin de l'année scolaire, démissionna. L'année suivante, l'ex-directeur d'école reprit sa classe, l'ancien poste d'éducateur scolaire ne fut pas pourvu, privant l'équipe pédagogique d'un sixième de ses moyens humains.
Pour pallier ce qui apparaît souvent comme d'incompréhensibles inégalités (différences de contraintes horaires entre éducateurs et instituteurs, différences de revenus entre enseignants du public et du privé), certains EME rémunèrent aux instituteurs et professeurs des heures complémentaires (jusqu'à 6h30 hebdomadaires), ou de sujétion spéciale (pendant les vacances scolaires), occupées à des fonctions moins strictement pédagogiques : encadrement de sorties, voire de voyages, surveillance des repas, animation d'activités péri-scolaires...
On peut trouver paradoxal que l'Education nationale qui prône l'intégration scolaire des enfants handicapés souhaite au contraire distendre les liens entre les enseignants en EME et l'Etat. On rappellera à ce propos l'anecdote rapportée par la mission IGAS-IGEN: "Le directeur d'un IR lassé d'accueillir sur les postes mis à disposition des instituteurs publics non-spécialisés et mutant chaque année , a obtenu la mise en place de postes d'enseignement privé." IGAS-IGEN, Op. Cit., p. 88
Bien que la jurisprudence, excessivement complexe voire contradictoire, considère de plus en plus la double dépendance (Education nationale et association) des enseignants sous contrat simple ou d'association (d'où conflit de compétence des tribunaux)
Le rapport IGAS-IGEN fait état d'environ 20% de postes spécialisés tenus par des personnels non-spécialisés.
IGAS IGEN, Op. Cit., p. 137
Mais qui pouvait assurer la préparation de ce diplôme pour les instituteurs sous contrat simple ? Certainement pas les Ecoles Normales (ou IUFM maintenant), incompétentes pour former des enseignants "du privé". Quelques centres de formation de travailleurs sociaux proposaient des formations, souvent lourdes qui grevaient les plans de formation des établissements. La plupart des candidats (privés) au CAEI , plus tard au CAAPSAIS, se présentaient en candidats libres. Jusqu'à ce que le Ministère de l'Education nationale sollicite l'Enseignement catholique à passer des conventions avec les Etablissements d'Education Spéciale pour préparer cet examen. On pourra s'étonner que l'esprit d'intégration, qui inspire l'ensemble de l'enseignement spécialisé, n'ait pu contourner la barrière idéologique public-privé, qui n'a, dans ce cas présent, rien à voir avec une quelconque opposition laïc-confessionnel.
Pour aider à se repérer dans ce dédale institutionnel, on peut se référer à l'excellent travail de recensement de : MATHIEU-CABOUAT (Sophie), L'éducation spéciale des handicapés. Institutions et contrats, Paris, Litec, 1987
MORVAN (Jean-Sébastien), Représentations des situations de handicaps et d’inadaptations chez les éducateurs pécialisés, les assistants de service social et les enseignants spécialisés, en formation, Vanves, CTNERHI, 1988, Tome 2, p. 467-469
FABLET (Dominique), Une comparaison des modes de professionnalisation, in CHAUVIERE (Michel), PLAISANCE (Eric), op. cit., p. 99