3.1.2. Les techniques

Si le référentiel reste assez évasif sur les techniques à mettre en œuvre (il s'agit plutôt pour l'enseignant de "s'informer" sur un certain nombre d'approches techniques spécifiques que de "se former" à les utiliser), la circulaire est nettement plus précise : "les pédagogies employées sont actives et individualisées, déployées en petits groupe ; elles conjuguent apports cognitifs et apprentissage d'une vie responsable dans une société. Des pédagogies spécifiques sont employées selon les besoins : pédagogies concrètes sensorielles, pédagogies de compensation des carences d'environnement, pédagogies intriquées avec la rééducation des troubles instrumentaux, pédagogie assistée par ordinateur" (titre VI). Cet extrait exprime une conception utilitaire de la pédagogie, considérée comme un catalogue de techniques diverses, chacune adaptée à un besoin particulier. La dimension philosophique, voire éthique, de la pédagogie qui conduit chaque enseignant à faire des choix selon des valeurs essentielles, privilégier les attitudes et les techniques qu'elles inspirent et s'en interdire d'autres n'est pas évoquée. Au contraire, il est demandé, dans cette circulaire, de "prendre garde qu'aucune méthode ne fasse l'objet d'une exclusivité institutionnelle." Il peut sembler étonnant que ce texte, qui défend par ailleurs la nécessité d'une prise en charge globale des élèves, demande aux équipes de s'interdire des choix unanimes. On a du mal à imaginer comment pourrait fonctionner de façon efficace un établissement où n'existerait pas de consensus sur un ou plusieurs principes inspirant l'action pédagogique : peut-on concevoir un établissement où les psychologues adopteraient des formes de travail inspirées de la psychanalyse et les enseignants, négligeant l'hypothèse d'un inconscient, déploieraient une pédagogie très comportementaliste de la programmation ?

Si aucune méthode ne doit être privilégiée, il en est qui doivent être écartées : ce sont celles qui feraient appel de façon trop manifeste aux démarches et aux outils en cours dans l'enseignement ordinaire. Le titre VI le rappelle fréquemment :"l'éducation en établissement d'éducation spéciale (...) est motivée par rapport à l'école ordinaire. (...) On ne recherche pas la conformité au calendrier des programmes de l'Education nationale. On respecte la personnalité de l'enfant. (...) Le rythme, les méthodes sont différents de ceux des programmes de l'Education nationale." Même si, une fois rappelé ce qui semble faire fonction de principe, on développe des recommandations pratiques parfois assez proches des Instructions Officielles, quoique nettement plus sommaires: "L'expression écrite fera place aux lettres et comptes-rendus orientés vers les nécessités de la vie pratique. L'amélioration de l'orthographe fera l'objet d'exercices individualisés. Si la grammaire et le vocabulaire ne seront pas enseignés de façon systématique, la pratique de la lecture et de l'expression orale fournira les occasions d'enrichir syntaxe et lexique."

En de multiples occasions, la circulaire préconise l'ouverture sur l'extérieur et la prise en compte des particularités de chaque enfant : "on préparera des itinéraires de voyage, on commentera les productions régionales. (...) En calcul, on exploitera les occasions qu'offrent la vie pratique et la vie du groupe. Si des "problèmes" sont posés, on veillera à ce que ce soient ceux des enfants." Ce qui conduit, quoiqu' on s'en soit auparavant défendu, à privilégier certaines méthodes, comme l'exprime clairement le titre VI: "les pédagogies employées sont actives et individualisées, déployées en petits groupes." En peu de mots, sont évoquées les troits caractéristiques de l'Education nouvelle : "la prise en considération de la réalité enfantine, l' organisation d' une vie sociale au sein de la vie scolaire et la relation de l'acte à la pensée." 128 Ainsi, cette circulaire recommande, par de multiples indications, une orientation particulière, celle de l'Education nouvelle et des pédagogies actives, mais semble s' interdire de la nommer de façon explicite, refusant ainsi de s'inscrire dans le débat des méthodes et continuant à s'opposer, a priori, aux pratiques de l' école ordinaire.

Le référentiel, quant à lui, ne détaille pas ainsi les conditions de mise en œuvre des enseignements : il considère des enseignants déjà compétents, informés et respectueux des programmes de l'école ordinaire. Il ne propose pas de rupture, de requalification professionnelle, mais une sur-qualification, une spécialisation. Les orientations, en termes de pratiques, soulignent davantage des approches techniques à valoriser dans la mise en œuvre de stratégies individualisées. On retrouve certains des aspects décrits dans la circulaire : il est attendu que le professeur d'école spécialisé, pour accomplir sa mission d'enseignement (mission 1), "sache utiliser les ressources de l' informatique et de l' audiovisuel pour diversifier et différencier ses démarches pédagogiques, (...) sache utiliser des systèmes de communication alternatifs au langage (...), s'initie aux différentes pratiques pédagogiques visant la remédiation cognitive" ou, pour prévenir les difficultés d'apprentissage (mission 2), qu'il "favorise la prise de conscience par les élèves de leurs stratégies d'apprentissage et de leurs procédures intellectuelles"...

Deux volontés semblent ici s'opposer sans forcément proposer des modèles très différents: le référentiel définit l'image d'un super-pédagogue, informé de multiples approches psychologiques, psychothérapiques, analytiques, systémiques, pharmacologiques, initié à de nombreuses techniques, qui peut articuler ces nouvelles compétences et connaissances à son expérience d'enseignant ordinaire pour élaborer des stratégies individualisées. De son côté, la circulaire construit plutôt l'image d'une contre-pédagogie, en rupture avec les usages de l'Education nationale, empruntant à l'approche de l' Education nouvelle la constante référence à l'intérêt de l'enfant comme motivation de l'action du maître et à la socialisation, ou l'intégration, comme finalité.

On peut rapprocher ces deux volontés réglementaires de deux des positions décrites par Marie-Agnès Simon : le déplacement de la position enseignante vers une position éducative, et le maintien en ouverture de la capacité à enseigner. On peut également se rappeler deux temps forts de l'histoire de l'enseignement spécial : 1909, avec la création des classes de perfectionnement et de la profession d'instituteur spécialisé, où le détour ségrégatif des élèves se justifie par des considérations psychologiques ; 1943, avec la mise en place du dispositif institutionnel de l'Enfance Inadaptée par opposition aux pratiques scolaires et au corps enseignant. Ces tensions sont encore aujourd'hui bien vivaces.

Cette opposition se marque aussi sur le terrain. Serge Boimare se pose la question en terme de "survie dans le monde de la pédagogie", risquant de "tomber malade ou de changer de métier", articulant ainsi limites personnelles et professionnelles : une première issue consiste, selon lui, à "raconter des sornettes (...) en faisant perdre leur temps à des enfants déjà en retard dans leur cursus scolaire" 129 . Pour sa part, Philippe Mazereau constate l'échec des pratiques ordinaires et réfute de devoir faire semblant "de réparer un échec scolaire avec les mêmes soucis et méthodes", 130 quand la mission IGAS-IGEN atteste que "quel que soit le moment du cursus de l'élève, les programmes nationaux demeurent la référence." 131

Notes
128.

MORANDI (Franc), Modèles et méthodes en pédagogie, Paris, Nathan, 1997, p. 51

129.

BOIMARE (Serge)op. cit., p.2

130.

MAZEREAU (Philippe), op. cit., p.33

131.

IGAS IGEN, op. cit., p. 92