3.1.3. L'attitude envers les élèves.

Les deux documents préconisent deux types d' attitudes avec les enfants nettement différenciés. Dans le référentiel de compétences, le terme de "relation" n'est employé que pour décrire les rapports de l'enseignant spécialisé avec les adultes partenaires de l'intégration : "une mission de relation : échanger et communiquer dans le respect d'une éthique professionnelle". Ce terme n'est pas employé une seule fois pour expliciter la première mission du professeur d'école spécialisé, "une mission d'enseignement spécialisé", comme si le travail pédagogique avec l'élève ne pouvait se réaliser sans une mise à distance de la relation à l'enfant. En effet, d'après ce document, l'enfant est d'abord un élève, et l'attitude de l'enseignant spécialisé doit être de nature à favoriser l'émergence et développer les compétences d'élève de chaque enfant. Sont privilégiés en conséquence des comportements d'observation de l'enfant, d'évaluation de ses potentialités, en vue de la programmation des apprentissages. Par là, le maître crée un cadre scolaire "clairement identifié" où sont mises "en place des activités favorisant la création et l'expression de l'enfant", où s'établit "une communication dynamique et fructueuse entre les élèves et avec (l'enseignant)" tout en tenant compte "du droit au secret et à la discrétion de l'enfant." Ainsi apparaît une représentation implicite de l'enseignant spécialisé, non pas acteur d'une médiation permettant l'accès de l'enfant à des apprentissages, mais bien plutôt ingénieur du cadre scolaire, mettant à disposition des élèves les multiples outils de reprise de leurs propres difficultés relationnelles (au savoir, aux autres, à l'école ...). La compétence spécialisée réside alors dans la capacité à s'extraire de la relation à l'enfant, pour valoriser, d'un côté, la relation de l'adulte à l'environnement institutionnel, et d'un autre, la relation de l'enfant à ses apprentissages et à ses difficultés.

Les pratiques de Serge Boimare en sont un exemple : le caractère injurieux de certains propos de ses élèves ne doit pas, selon lui, être considéré comme une attaque du lien entre l'enfant et l'enseignant, lien qu'il s'agirait de restaurer par un travail axé sur la relation pédagogique, mais plutôt comme le signe d'un difficile rapport au savoir et à l'apprentissage d'un élève qui demande de l'aide : "nous touchons à la qualité essentielle, primordiale, du pédagogue qui travaille avec ces enfants: (...) avoir la disponibilité psychique suffisante pour réussir à répondre à toutes ces demandes d'aides, perverties par la quête affective et la provocation." 132 Le travail de l'enseignant est alors un travail de construction de solutions d'étayage cognitif pour l'enfant (même s'il s'agit ici d'étayage intrapsychique à forte connotation affective). La position de médiateur que revendique Serge Boimare ne consiste pas à accompagner l'enfant dans ses difficultés relationnelles (peur de se montrer en difficulté, impossibilité d'abandonner une position de toute-puissance par rapport aux exigences de l'adulte...) en proposant et animant des dispositifs valorisants (métiers, projets,...) ou des espaces de réélaboration des rapports sociaux (conseil, transferts, contrats,...) mais plutôt en proposant de façon assez non-directive un environnement cognitif suffisamment contenant. Par exemple, le maître raconte une histoire et les élèves s'en imprègnent suffisamment pour des applications pédagogiques : lecture des noms compliqués des héros de l'Ancien Testament, problèmes arithmétiques à partir des récits de Jules Verne... Ainsi l'enseignant s'extrait de la relation à l'élève, et ne s'expose plus à ses attaques violentes, mais cisèle un cadre pédagogique riche et complexe pour permettre à l'élève sa propre remédiation.

Dès son préambule, la circulaire d'accompagnement des nouvelles Annexes XXIV propose une toute autre attitude de l'enseignant face à l'élève : "on respecte la personnalité de l'enfant (...) : sans acharnement douloureux (...) on recherche ce qui peut conduire (l'enfant à un) épanouissement personnel." Les articles suivants indiquent comment, selon ce principe, doivent se comporter les divers professionnels, en particulier les enseignants : ainsi, le titre V, " Prévenir l'exclusion scolaire des enfants ou adolescents" précise : "Les difficultés scolaires doivent être situées par rapport à la souffrance de l'enfant, à la dimension psycho-pathologique de celle-ci et à la place qu'il occupe dans son environnement familial et social." Et le titre VI, "Assurer la cohérence de la prise en charge", recommande : "On fera appel à l'initiative des élèves, on permettra à leur spontanéité de s'exprimer. L'enseignant suscitera, animera, guidera." Ici, l'enseignant n'est pas dégagé de l'espace relationnel et remplacé ou représenté par les outils de sa pédagogie, mais bien présent dans sa reconnaissance de "l'enfant-souffrant-comme-élève". La finalité de l'action de l'enseignant n'est pas l'élaboration d'un programme d' apprentissages réussis, mais la mise à jour de ce qui peut, dans le cadre scolaire, aider l'enfant à grandir. Le chapitreVI-B "Assurer les soins" est presqu'entièrement consacré à la dynamique relationnelle qui doit conduire l'action de chaque intervenant, dans le cadre d'une prise en charge institutionnelle cohérente : "Les soins ne sauraient être isolés de l'ensemble des autres aspects de la prise charge et ne peuvent en aucune manière se réduire aux interventions isolées du psychiatre, de psychologues cliniciens ou de rééducateurs. (...) Si le travail quotidien avec des enfants déficients intellectuels suscite déjà chez chacun des intervenants des affects ou des contre-attitudes parfois inconscientes, cela est encore plus vrai pour les enfants présentant des troubles du comportement. Il importe donc que ces aspects transférentiels et contre-transférentiels soient pris en compte et dans la mesure du possible élucidés, afin d'ajuster les objectifs et les méthodes proposés aux capacités intellectuelles et affectives de l'enfant. (...) Les expériences éducatives ou pédagogiques peuvent être ainsi l'occasion - au-delà de leur finalité première - de saisir l'enfant dans ce qu'il a de singulier dans ces modes d'échanges affectifs, ce qui permettra en retour les ajustements nécessaires. C'est cette ouverture au registre du sens, qui apporte au cadre institutionnel lui-même une dimension psychothérapique."

Ainsi, ces deux documents diffèrent profondément, quant aux attitudes qu'ils prônent envers les enfants. L'écart est important entre l'image d'un enseignant ciselant le cadre de travail et des outils très spécialisés qu'il met ensuite à la disposition des élèves, et celle d'un maître animateur travaillant sur lui-même au sein de dispositifs institutionnels pour favoriser l'épanouissement de ses élèves. Il n'est pas sûr que même l'instituteur le plus expérimenté sache comment concilier ces deux représentations. Une anecdote, survenue à un de nos proches collègues, illustre cette difficulté.

Un institut de rééducation de la région lyonnaise, accueillit en cours d'année, Eddy, un élève particulièrement agité, orienté en EME après avoir agressé et blessé plusieurs adultes de sa précédente école. L'équipe institutionnelle décida de proposer à cet enfant, dans un premier temps, des activités avant tout valorisantes et sécurisantes, afin qu'il noue des relations avec les adultes dans d'autres modalités que celles du "mauvais objet" que l'on supposait qu'il avait toujours été. L' instituteur proposa donc à Eddy des activités plutôt ludiques, très en-deçà de ses capacités de lecteur, pour lui permettre d'abandonner ses comportements habituels de persécuteur persécuté. En quelques semaines, en effet, l'élève réinvestit la classe, et mit fin à ses comportements violents envers ses camarades. Mais il ne voulut pas renoncer à ses activités de jeu de lecture, pour se confronter à l'exigence de nouveaux apprentissages. Après avoir consulté ses collègues éducateurs, l'enseignant choisit d'adopter une stratégie originale : il ne contraindrait pas Eddy à des activités d'apprentissage dont il ne voulait pas, mais il refuserait désormais de s'occuper de lui tant qu'il jouerait. Ainsi, rompant avec une relation de persécution qu'Eddy, semble-t-il, voulait induire, le maître pensait pouvoir observer comment son élève, réconforté par une expérience gratifiante en classe, saurait formuler une demande d'aide, et pourrait ainsi jeter les bases d'un premier contrat d'apprentissage.

A ce moment-là, notre collègue reçoit la visite d'inspecteurs pour la validation de l'épreuve pratique du CAAPSAIS. Le jury s'étonne que, durant certains temps de classe, Eddy soit laissé en classe sans travail précis. Un inspecteur de l'Education nationale s'indigne particulièrement quand l'enseignant argumente que son attitude est en accord avec une position institutionnelle qu' il se sent tenu de respecter : " sans doute vous a-t-on demandé d'agir ainsi, finit par confier l'inspecteur, peut-être votre élève fera des progrès de cette façon, mais vous oubliez que vous êtes en situation d' examen. Comment voulez-vous qu' on évalue vos compétences d' enseignant si on ne vous voit rien faire : il aurait fallu faire semblant."

Cette anecdote illustre l'écart entre deux attitudes qui apparaissent souvent comme incompatibles. Entendre un instituteur revendiquer de "s'éloigner des préoccupations didactiques de tout pédagogue" 133 (même si c' est pour mieux pouvoir y revenir), ou de "sortir des ornières et accepter de s'aventurer dans le lien à l'autre" 134 pour que ce dernier puisse "apprendre à désapprendre" 135 peut être difficilement admis par un collègue qui considère que sa mission d'enseignant spécialisé se définit ainsi : "exercer auprès des élèves handicapés ou en difficulté toutes les missions d'un enseignant, en s'appuyant sur les valeurs fondamentales du système éducatif" 136 . Entre attitudes d'adhésion et de rupture avec ces valeurs, le statut controversé de la relation à l'élève…

Notes
132.

BOIMARE (Serge), op. cit.,p.14

133.

MAZEREAU (Philippe), op. cit.,p.49

134.

SIMON (Marie-Agnès), La remédiation en lecture auprès d'adolescents en IMPro, op. cit.,P.19

135.

HALLET (Serge), Op. Cit.,p. 41

136.

Référentiel de compétences. Mission n°1