3.1.4. Les ressources

Nous avons vu que, valorisant la relation avec l'élève, la circulaire invite les enseignants à "élucider les aspects transférentiels et contre-transférentiels" dans leur travail avec les enfants et les adolescents. Il s'agit là, ni plus ni moins, que d'appeler à la mise en place de dispositifs individuels ou collectifs d'inspiration essentiellement psychanalytique d'analyse de la pratique. Cela peut sembler étonnant dans un texte qui appelait quelques paragraphes plus haut, sur le plan pédagogique, à "prendre garde qu'aucune méthode ne fasse l'objet d'exclusivité institutionnelle". Il y a appel, non seulement à un travail sur soi, nécessitant souvent d'importantes remises en cause d'aspects centraux de sa personnalité, mais également à l'adhésion à une théorie qui, si elle s'est souvent montrée féconde dans le champ de l'éducation, n'est pas la seule à pouvoir rendre compte des pratiques des différents acteurs.

Le référentiel ne fait pas mention de ce type de compétence : il ne s'inscrit pas dans le projet d'une communauté institutionnelle à développer, mais plus dans le souci de différenciation des rôles professionnels. Ainsi, on attend que l'enseignant spécialisé "repère et spécifie son identité professionnelle par rapport aux personnels éducatifs, médicaux et para-médicaux". Il lui est spécifiquement demandé de se "familiariser avec la méthodologie de recherche en éducation" et "d'actualiser ses connaissances pour être, dans le champ de sa pratique professionnelle, un interlocuteur efficace pour les familles, les équipes pédagogiques ou éducatives". Les connaissances évoquées concernent essentiellement "les théories explicatives des troubles graves du développement et de la communication", "apports des techniques, des soins ou des aides médicales", "les lois et règlements scolaires ou en faveur des personnes handicapées, les nomenclatures et classifications". Alors, le nouveau professeur des écoles spécialisé sera à même de développer la meilleure pratique auprès de ses élèves mais aussi d'accéder à une fonction de conseil auprès des équipes pédagogiques qui intègrent un enfant atteint de déficience mentale. Deux modes d'actualisation de ces connaissances sont cités : "par auto-formation ou par formation continue". Un ancien responsable de formation AIS s' interroge sur cette mention inhabituelle d'auto-formation, qui rompt avec des conceptions et des usages assez applicationnistes de la formation : la théorie, transmise en formation initiale, fonde et précède la pratique. Il est fait état d'une enquête attestant que "dans de nombreux centres d'examen du CAEI, en principe indépendants des centres de formation, aucun candidat libre n'était reçu à l'examen alors que la totalité des stagiaires obtenaient le diplôme 137 . On considérait donc comme impossible l'auto-acquisition des compétences nécessaires au métier et à l' obtention de l'examen. C'est dire qu'à un statut déductif des savoirs et des savoir-faire répondait une conception hiérarchique de la formation qui excluait de fait, ou rendait difficile à penser, l'idée d' autoformation." 138 Explicitement, la conception du métier d'enseignant spécialisé aurait donc changé, considérant désormais les pratiques d'autoformation spontanément mises en œuvre : "les enseignants spécialisés plus que les autres, constituent souvent des groupes de travail ou des groupes de recherche." 139

Encore une fois, et malgré cette notable évolution, les deux propositions semblent très différenciées ; mais en l' occurrence, "le terrain" semble investir l'une comme l'autre : Philippe Mazereau raconte comment, à l'occasion d'une année de formation, il découvre les travaux de Roger Perron ou de Bernard Gibello, qui lui permettent "d'articuler les enseignements de la psychanalyse et ceux de la théorie piagétienne" et ainsi de toucher "à la problématique fondamentale de la pédagogie lorsqu'elle n' est pas une simple reproduction : (...) dans toute pédagogie, c'est le faire qui est le premier, mais ce faire suscite un manque, laisse ouvertes des interrogations que la théorie est chargée de combler" 140 . De la même manière, Jacqueline Liégeois propose aux enseignants de (re)lire Bruner ou Vygotsky pour interroger leur propre relation au savoir, et leurs modalités de relation aux enfants pour amener ces derniers à une véritable appropriation de la connaissance ; comme Marie-Agnès Simon, quand elle repère et décrit les enseignants qui maintiennent une position d'enseignant favorisant les apprentissages, grâce à une ouverture leur permettant de théoriser leur lien avec l'élève.

Les deux documents valorisent également les différents professionnels de l'établissement comme ressources potentielles de l'enseignant spécialisé. Selon la circulaire, afin de pouvoir "aboutir à des projets coopératifs individualisés", il est demandé à chacun de participer à des réunions d'évaluation ou de synthèses, où " l'éclairage spécifique apporté par le psychiatre ou le psychologue sur le vécu et l'évolution de l'enfant représente une contribution essentielle à la prise en charge de l'enfant". Pour faciliter les échanges, voire les coopérations, avec les différents intervenants, il est indiqué que "grâce à des actions de formation continue, toutes les méthodes sont connues des instituteurs spécialisés comme de l'ensemble des équipes éducatives, rééducatives et de soins." La représentation de l'équipe comme espace de ressources décrite par la circulaire induit une image de structure dominée par le directeur qui convoque les réunions et le psychiatre qui les anime, l'instituteur et les autres intervenants interagissant dans des pratiques coopératives.

La représentation véhiculée par le référentiel de compétences renvoie davantage à l'image d'un réseau, où l'instituteur est à la fois récepteur et producteur d'informations : "en partageant avec d'autres professionnels un langage et des outils de réflexions communs", tout en respectant leur "droit au secret et à la discrétion ", il peut développer une réelle activité "d'échange et de communication (...) dans des réunions institutionnelles ou des échanges individualisés, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'école ou de l'établissement", avec les familles, les équipes accueillant des élèves en intégration, les travailleurs sociaux...

On voit bien, dans ces deux conceptions, deux représentations différentes de la fonction enseignante. Porteuse de spécificités, de valeurs et de compétences propres, elle se meut de façon autonome dans l'espace social, configurant ou non, dans des projets individualisés, des alliances et des coopérations : le référentiel de compétences propose, en 1997, l'image nouvelle d'un enseignant ciseleur du cadre et des outils, ingénieur d'intégration. A l'opposé, la circulaire de 1989 décrit un enseignant assujetti à un fonctionnement et à des valeurs, théories, techniques institutionnelles, qui peut, grâce à l'assujettissement semblable des autres praticiens, fonder une communauté d'expériences, espace de communication et de ressourcement. Il y a, dans cette vision communautariste, un relent de mouvement de jeunesse, voire de refondation sociale, qui n'est pas sans rappeler des éléments de l'idéologie ancienne de l'Education Spécialisée.

C'est la représentation de la ressource institutionnelle comme réseau qui est le plus souvent évoquée par les enseignants rédacteurs d'articles. "Au fur et à mesure de ces deux années de travail autour du livre, des réseaux d'échanges entre élèves, enseignants, adultes de l'équipe, parents ont permis que ce groupe de lecture fonctionne comme un creuset, tel un outil pertinent de médiation." 141 , écrit Marie-Agnès Simon. Les réunions de synthèse sont alors évoquées, non comme des contraintes administratives vouées à la seule transmission d'informations, mais comme un espace d'associations assez libres permettant à l'enseignant d'inventer de "nouveaux liens" à l'enfant: "ces liens sont le plus souvent à garder en mémoire et sont des jalons du propre travail de pensée de l'enseignant" 142 . Investi par chacun, l'enfant "ainsi parlé, devient une construction imaginaire, à laquelle chacun participe ou à laquelle on s'oppose. De ces négociations, naissent des projets, des attitudes, qui servent au jeune à construire son histoire." 143

Serge Boimare, reconnaissant la nécessité d'un important travail sur soi, n'accepte pas de devoir en faire l'enjeu d'une psychanalyse ou d'une psychothérapie, préférant chercher aux limites de l'établissement, "un spécialiste des relations humaines qui a aussi une expérience de l'enseignement (pour animer) un groupe style Balint" 144 .

Dans le récit de l'intégration difficile d'Irina, Bernard Bénéteau fait plus explicitement référence à une équipe très structurée hiérarchiquement qui, confrontée à l'échec, montre ses limites. Les dispositifs en place sont vidés de leur sens : "en réunion hebdomadaire des institutrices, la discussion semble se limiter très vite aux difficultés scolaires" 145 sans pouvoir aborder les problèmes relationnels ; les synthèses ne sont que des réunions de transmission d'informations. Il faut par conséquent convoquer une réunion générale de l'établissement pour dépasser le sentiment d'indifférenciation communautariste : " ici, on ne sait pas qui fait quoi, on dit que c'est l'institution qui fait tout." A l'issue de ce travail, de nouvelles pratiques, où chacun peut articuler sa fonction à celle des autres dans des dispositifs souples de coopération, peuvent être imaginées.

Ainsi, à mi-chemin entre les deux positions que préconisent les textes réglementaires, les praticiens revendiquent l'investissement de l'institution non comme une structure hiérarchisée, mais plutôt comme un réseau assez informel, moins dans l'objectif d'une plus grande efficacité de la communication inter-institutionnelle, que dans l'optique d'une mobilisation de l'imaginaire de chacun qui dynamise la relation de travail entre l'enseignant et son élève.

Notes
137.

On se rappelle, qu'à l'époque, les enseignants sous contrat simple ou d'association avec l'Education nationale, n' étaient autorisés à présenter cet examen que comme candidats libres.

138.

MILLET (Dominique), CAAPSAIS et auto-formation, La nouvelle revue de l'AIS, n°13, Janv. 2001, p. 37

139.

Ibid., p. 34

140.

MAZEREAU (Philippe), op. cit., p.38

141.

SIMON (Marie-Agnès), La remédiation en lecture auprès d'adolescents en IMPro, op. cit., p.10

142.

SIMON (Marie-Agnès). La scolarité dans les I.M.Pro: un enjeu pour les adolescents, op. cit., p.167

143.

MAZEREAU (Philippe),op. cit., p.47

144.

BOIMARE (Serge), op. cit., p.14

145.

BENETEAU (Bernard), op. cit., p.11