3.1.5. Les pôles de cohérence

L'examen de ces deux documents réglementaires permet de dégager trois modèles qui contribuent à structurer les représentations des pratiques enseignantes en EME :

Considérant que l'enseignant a "pour mission d'incarner la réalité sociale de l'école (travail, contrainte d' apprentissage)" 146 à l'intérieur de l'EME, le modèle de la normalisation scolaire propose l'avènement d'un super-pédagogue, doté de toutes les compétences d'un enseignant ordinaire transcendées par une capacité à traiter de multiples informations d'origines diverses : de ce fait, il prend une place centrale dans les réseaux sociaux d'intégration de ses élèves. Le danger est celui d'une "diminution-restriction de la capacité enseignante" et le repli vers des pratiques d'imitation du modèle scolaire sans grand sens, ni pour l'enseignant ni pour ses élèves.

L'investissement de la relation à l'élève, considéré d' abord comme un enfant en souffrance qu'il s' agit de soulager, permet à l'enseignant de réinvestir sa fonction, en partageant avec d'autres professionnels cet objectif commun. Un travail sur soi, éclairé par la psychanalyse, s'avère alors nécessaire. L'enseignant peut accéder ainsi à une nouvelle professionnalité, qui consiste à réinventer chaque jour pour chaque élève, l'espace de sa pédagogie. Nous nommons ce modèle praxis et relation : tout y est en constante élaboration, entre transfert et contre-transfert, entre épanouissement et épuisement de l' enseignant, comme de l' élève.

A la suite du psychosociologue Claude Chabrol, Edmond-Marc Lipianski oppose deux formes de représentation plus excessives, propres aux éducateurs essentiellement en IMPro, mais qui peuvent inspirer ces deux modèles : "instructeurs et éducateurs actualisent les deux séries d'alternative opposées du projet au niveau discursif. Les uns en appellent au sanctionnement et au marquage social , à la disciplinarisation et au modelage adaptatif par le travail industriel ; les autres, à l'aide, à la réconciliation, à l'épanouissement, à la réconciliation, à la réponse aux besoins, au développement des capacités humaines et secondairement professionnelles. (...) Claude Chabrol montre comment cette double référence régule le discours des uns et des autres et sous-tend certaines stratégies." 147

Mais s'insinue aussi entre ces deux modèles, la tentation d' une rupture communautaire. L'EME peut être le siège d'une communauté de vie, où enfants et adultes tentent ensemble de reconstruire des rapports plus humains, où l'école n' est plus l'espace normatif de compétition qui marginalise et exclut, mais un lieu de rencontre et d'accompagnement de l'enfant, où un nouveau paradigme de l'éducation permet de renouer des relations de symétrie, "entre des personnes aux prises avec leurs difficultés" 148 . Le danger est de passer de la dynamique communautaire à l'aliénation sectaire, avec sa pensée unique et ses petits gourous.

Dans chacun de ces modèles, fragilisés par le côtoiement d'enfants différents, à peine élèves, atteints par la répétition des expériences d'échec et la faillite de leurs techniques professionnelles, les enseignants investissent différents espaces de ressourcement. Certains semblent privilégier l'auto-formation et l'élucidation de problématiques intimes, quand d'autres préfèrent les dispositifs de formation professionnelle et l'étude d'ouvrages savants. Tous attestent de l'importance pour eux des diverses scènes institutionnelles de rencontres interprofessionnelles qui leur permettent de réaffirmer des traits identitaires menacés : dépasser un sentiment récurrent d'échec et d'inutilité, reculer d'un pas les limites de sa pédagogie, articuler sa fonction aux autres fonctions du personnel de l'établissement, inventer des dispositifs communs...

Affirmant notre volonté de rompre avec l'image commune et déficitaire des enseignants en EME, nous souhaitons chercher et comprendre dans quelle mesure ces différentes formes de rencontres interprofessionnelles permettent aux enseignants en EME d'élaborer une compétence professionnelle spécifique. C' est ce que vise la présente recherche.

Notes
146.

MAZEREAU (Philippe), op. cit., p. 31

147.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), A propos de "Discours du travail social et pragmatique" de Claude Chabrol, in Dire et faire au travail, Connexions n°65, Toulouse, ERES, 1995, pp. 149-150

148.

MAZEREAU (Philippe), op. cit., p. 34