3.2.4. La rupture avec la clinique ou le souci de pouvoir être efficace.

La recherche du juste dans le vrai induit le souci de l'efficacité. Notre travail, s'il s'appuie, conceptuellement, méthodologiquement, mais avant tout institutionnellement, sur la communauté scientifique des chercheurs, ne lui est pas, en fin de compte destiné. Cette recherche prend son sens dans le projet social qui la motive : relier l'expérience de nos pairs enseignants en EME à l'espace commun des pratiques d'intégration des élèves en situation de handicap. Pour cela, il est moins besoin de discours que d'outils accessibles au plus grand nombre, suffisamment simples pour être saisis et utilisés, suffisamment complexes pour être féconds.

C'est dans ce souci que nous avons peu à peu été conduit à abandonner la plupart des références à une métapsychologie d'inspiration psychanalytique et à des outils méthodologiques de type clinique. Non que nous en contestions la validité épistémologique ou heuristique, non que nous nous défendions de reconnaître dans nos pratiques d'enseignants des inconscients en œuvre, mais parce que nous faisons depuis près de vingt ans l'expérience d'un usage souvent dévoyé de ce type de discours. Le champ qui nourrit cette recherche, de la motivation initiale à sa finalité opérationnelle, celui des pratiques d' enseignement en EME, est, nous semble-t-il, saturé de références psychanalytiques produites avec plus ou moins de bonheur par une multitude d'acteurs interprétant, qui la relation à l'élève à la lumière de Mélanie Klein, qui le travail de la Loi dans l'institution au regard de Jacques Lacan, qui la vie de l'équipe en référence à Didier Anzieu...

Notre expérience professionnelle, et nos premières recherches universitaires, nous ont montré combien étaient nécessaires des interrogations de sa propre subjectivité en œuvre dans ses pratiques enseignantes, combien il était difficile de faire l'économie d'un vrai travail de reprise intime lorsqu'on est quotidiennement confronté à des figures d'élèves qui convoquent en soi des images de folie ou de monstruosité, de vide ou de chaos, lorsqu'on vit constamment l'échec de son désir d'enseigner ; combien alors l'éclairage psychanalytique pouvait être fécond, quand il vient rassurer en dissipant l'ombre de sa subjectivité sur ses propres pratiques. Il ne peut s'agir là que d'un retour réflexif sur son expérience personnelle d'enseignant, en retrait du quotidien : ainsi avons-nous investi l'Université, comme d'autres choisissent le parcours exigeant d'une cure analytique, ou l'accompagnement d'un dispositif groupal d'analyse de la pratique.

Mais nous avons aussi pu observer, dans de nombreux établissements, comment un savoir de type clinique, produit par les soignants, ou redoublant leur discours, pouvait peu à peu s'ériger en pseudo-culture collective, en prêt-à-penser institutionnel : chacun doit y adhérer et quiconque en conteste un élément risque de se voir banni du collectif. Jean-René Loubat met également en garde contre ce danger. "Le langage, écrit-il, est une forme symbolique de contrôle des situations : en attribuant un nom aux choses et aux événements, le locuteur s'approprie en quelque sorte la situation. Dans les institutions sanitaires et sociales, les "psy", psychiatres et psychologues représentent parfois des pouvoirs parallèles à la hiérarchie en jouant le rôle de sorciers - ceux qui connaissent le nom des choses occultées. Ils occupent une position dominante au sein d'équipes pluriprofessionnelles en produisant des énoncés censés témoigner de vérités cachées." 152

Pascal Martin à son tour décrit "la distillation des discours constitués comme le discours psychanalytique (...) qui invitent à l'apprentissage sorcier de l'évitement du concret, faisant des établissements de vastes champs d'applications sauvages de la théorie psychanalytique, transforment le travailleur social en analyste, le sujet qui lui est confié devenant l'analysant, dans un fantasme de toute-puissance où la réponse concrète à une question concrète fait comme passage à l'acte... L'institution dès lors devient folle qui abrite comme pratique éducative la non-réponse, et comme loi la transgression des champs." 153

C'est pourquoi nous faisons le choix d'adopter une démarche autre, tout aussi compréhensive des singularités individuelles des acteurs mais plus pragmatique, centrée sur les attitudes et les logiques d' action, attribuant par principe aux professionnels la compétence d'accéder à l'intelligence de ce qu'ils font, à moyenne portée des grands déterminismes socio-politiques et d'inconscientes économies pulsionnelles, en restituant à chaque acteur sa responsabilité de saisir ou non un outil de compréhension des dynamiques collectives où il s'inscrit.

Notes
152.

LOUBAT (Jean-René), Résoudre les conflits dans les établissements sanitaires et sociaux, Paris, Dunod, 1999, p. 105

153.

MARTIN (Pascal), Prévenir la pathologie institutionnelle?, in GOGUEL D'ALLONDANS Thierry), ADAM (Alfred) (dir), Pathologie des institutions, Réalités, prévention, alternatives, Toulouse, ERES, 1990, p.60