3.2.6. Vers les mondes de référence

Erving Goffmann recourt à la notion de cadre de référence pour décrire "les différentes formes prises par le pré-agencement de nos expériences sociales, et plus précisément les cadres cognitifs de référence de nos activités courantes. Toutefois ces cadres ne prennent pas appui seulement sur un travail cognitif, mais celui-ci s'ancre de diverses manières dans le monde extérieur, notamment dans les prémisses organisationnelles qui tendent à réactiver des formes mentales d' orientation dans la situation et des types de comportements associés." 154

Si cette notion permet de rendre compte de la diversité des expériences possibles d'un individu, mobilisé successivement dans plusieurs cadres, elle semble induire une vision fragmentée de l'acteur, dont l'identité s'écartèle selon les prémisses des situations auxquelles il participe. Ainsi, risquant d'opposer la cohérence de la dynamique individuelle de l'acteur à la complexité des situations collectives qu'il investit, la notion de cadre de référence ne nous semble pas la plus opératoire pour étayer notre projet de compréhension des pratiques des enseignants dans des dispositifs aussi hétérogènes que les rencontres interprofessionnelles.

Cherchant à comprendre "les interdépendances possibles entre le monde des identités collectives observables dans les rapports sociaux et celui des identités individuelles qui affleurent dans l'univers des relations interpersonnelles", Renaud Sainsaulieu s'appuie sur la notion de logique d'acteur : " s'il y a identités collectives, c'est que les individus ont en commun une même logique d'acteur dans les positions sociales qu'ils occupent." 155 Ainsi, l'acteur conserve, dans ses rapports sociaux de travail, la cohérence d'une logique. Mais cette logique d'acteur semble assujettie en premier lieu à la position prédéfinie de chacun dans les rapports de travail, c'est-à-dire à des éléments de son identité professionnelle que l'action individuelle ne saurait modifier. "Cette notion (de logique d'acteur) est incontestablement féconde, analyse Henri Amblard, mais, en situant les logiques chez l'acteur et non dans l'action, elle met l'accent sur une dimension assez statique. L'acteur semble préexister à l'action. Tel n' est pas notre point de vue ; l'acteur n'existe pas en soi mais il est construit et défini comme tel par son action. C'est pourquoi il semble préférable de parler de logique d'action." 156

François Dubet se réfère à cette notion de logique d' action pour rendre compte de cette "distance subjective que les individus entretiennent avec le système. (...) Cette distance à soi procède de l'hétérogénéité des logiques de l'action qui se croisent dans l'expérience sociale, elle est alors vécue comme un problème car elle fait de chacun l'auteur de son expérience." 157 Ainsi, la responsabilité de l'acteur est au centre de cette conception qui présente quand même à nos yeux l'inconvénient de ne pas modéliser précisément la nature et la structure de ces logiques d'action : "les combinaisons des logiques d'action qui organisent l'expérience n'ont pas de "centre", elles ne reposent sur aucune logique unique ou fondamentale. (...) Mais la distance à soi, celle qui fait de l'acteur un sujet, est elle-même sociale, elle est socialement construite dans l'hétérogénéité des logiques et des rationalités de l'action " 158 Ainsi, l'acteur apparaît comme mis à distance de l'action par l'hétérogénéité des logiques : c'est cette distance qui constituerait l'espace singulier de son expérience. Il semble difficile, dans ce cadre, d'appréhender des actions collectives, comme les rencontres interprofessionnelles : les acteurs engagés dans une réunion cessent-ils d' être des acteurs individuels, porteurs de leur propre expérience, déterminée par leur distance respective aux logiques d'action qui les organisent ? Mais alors comment cette action collective peut-elle se constituer en expérience commune, induisant une distance comparable de tous les acteurs à l'action de tous ?

Luc Boltanski et Laurent Thévenot ne prétendent pas "rendre compte des conduites des acteurs dans l'ensemble des situations auxquelles ils peuvent être confrontés", mais proposent plutôt de se focaliser d'abord sur "l'analyse des opérations de justification qui sont au cœur de la dispute, tout en montrant la nécessité d' ouvrir le cadre pour accéder à des conduites moins directement affrontées à un impératif de justification." 159 Ainsi, nous semble-t-il, se présente notre recherche: nous proposons de nous focaliser d'abord sur les moments de rencontre, en retrait de l'exercice courant de la fonction d'enseignant, pour tenter de saisir les modalités de chacun pour construire avec d'autres professionnels un espace commun de pratiques sociales. On pourrait alors rendre compte de "ce que les gens savent de leurs conduites et de ce qu'ils peuvent faire valoir pour les justifier." 160 Mais, ajoutent les auteurs, "pour s'accorder sur ce qui est juste, les personnes humaines doivent connaître un bien commun et être métaphysiciennes." 161 En effet, "comment pourraient-elles viser un ordre parmi la multiplicité chaotique des rapprochements possibles, si elles n'étaient guidées par des principes de cohérence, présents non seulement en elles-mêmes sous la forme de schèmes mentaux, mais aussi dans la disposition des êtres à portée, objets, personnes, dispositifs pré-agencés, etc ?" 162 Ces principes de cohérence, au delà de logiques d'action ou de cadres de référence, structurent des "mondes de référence", que les auteurs présentent sous la forme fonctionnelle d'une grille d'analyse catégorisant des sujets, des objets, des qualités et des relations.

Notes
154.

CORCUFF (Philippe), Les nouvelles sociologies, constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995, p.99

155.

SAINSAULIEU (Renaud), L' identité au travail, Paris, FNSP, 1988, p. 303

156.

AMBLARD (Henri), BERNOUX (Philippe), HERREROS (Gilles), LIVIAN (Yves-Frédéric),

Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 1996, pp. 200-201

157.

DUBET (François), Sociologie de l' expérience, Paris, Seuil, 1994, p. 17

158.

Ibid, p. 92

159.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), De la Justification. Les économies de la grandeur.Paris, Gallimard, 1991, p.425

160.

Ibid., p. 181

161.

Ibid. , p. 183

162.

Ibid. p. 182