3.3. La construction des Mondes

3.3.1. L' architecture

"Plongeant dans l'histoire des idées du monde occidental, Laurent Thévenot et Luc Boltanski dégagent, des diverses philosophies politiques qu' ils retiennent comme essentielles, des principes sur lesquels se fondent, selon eux, les équilibres de la Cité (...). Sinon l'harmonie, du moins la possibilité des relations entre personnes repose selon eux sur des systèmes d'équivalences partagées, des grandeurs communes, permettant à chacun de retrouver les repères (objets, individus, relations) qui vont guider ses relations dans la situation, lui fournir les éléments de caractérisation de celle-ci. Ces grandeurs, ces systèmes d'équivalences, se déploient dans des "mondes" régis par la cohérence des principes qui y sont activés." 163

Ces "mondes de cohérence" sont des "mondes de référence", en ce sens qu'ils permettent aux acteurs d'asseoir leurs argumentations dans des situations de justification de leurs conduites, lors d'épreuves de dispute destinées à dépasser des moments de crise. Les auteurs recensent dans la société moderne six mondes virtuellement purs, six cités idéales, qui coexistent et s'actualisent en une multitude de configurations : la cité industrielle, autour des valeurs de la technologie (programmation, évaluation des performances, approche scientifique); la cité marchande, organisée par la rareté des biens convoités par tous (propriété, richesse, liberté d'action, ...) ; la cité domestique, dont l'archétype est la famille (relations de dépendance et de protection) ; la cité civique, inspirée du Contrat Social de Rousseau (intérêt général, légalité, représentativité) ; la cité de l'opinion (honneur et célébrité, influence et informations) et enfin la cité inspirée, cité des saints et des artistes, des personnes qui se situent par rapport à des valeurs transcendantes. Chacun de ces mondes peut être décrit par le répertoire de tous les éléments qu'il mobilise dans les épreuves de justification et que l'on peut organiser ainsi :

  • le principe supérieur commun, que les personnes n'explicitent qu'en dernier recours. "Ce principe de coordination qui caractérise chaque cité est une convention constituant l'équivalence entre les êtres" 164 qui leur assure par principe une égale dignité.
  • L'état de grandeur permet de caractériser ce qui est grand et ce qui ne l'est pas en regard du principe supérieur commun. Chacun à l'intérieur d'un monde peut accéder aux états de grand, selon des rites et des efforts préétablis par la "formule d'investissement". La figure harmonieuse d'un monde est la représentation dans ce monde de l'état de grand.
  • Les répertoires de sujets (personnes humaines), d'objets (choses non humaines), de dispositifs (agencements préétablis de sujets et d'objets) recensent les différents éléments constitutifs du monde et les disposent selon une mise en scène propre à chaque monde, selon leur rapport aux différents états de grandeur.
  • L'épreuve modèle, ou grand moment, est une situation dans laquelle un dispositif particulièrement consistant est engagé, dans le but d' asseoir la répartition des objets et des sujets et de (re)distribuer les états de grand.
Notes
163.

AMBLARD (Henri), BERNOUX (Philippe), HERREROS (Gilles), LIVIAN (Yves-Frédéric), op. cit., p. 78

164.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), op. cit., p. 177