3.3.4. Le monde Praxis et relation

La Cité Inspirée pourrait plutôt éclairer le monde praxis et relation (PR), tel que nous pouvons le voir décrit dans les récits de pratiques de Catherine Charbit, Annie Cervoni ou Josette Rivière 184 . Dans ces discours, pour l'élève psychotique, "l'école (est un) lieu de souffrance" 185 : l'objet de l'enseignement est donc de susciter chez l'élève un "désir de maintenir la relation pédagogique, plus fort que la souffrance." 186 Dans cet objectif, l'enseignant doit être attentif à toutes les formes que peut prendre la singularité de chaque enfant, son mal-être étant souvent la principale manifestation de sa personnalité : c'est donc au plus près de l'enfant, jusque dans ses manifestations corporelles les plus simples, au plus près de son langage, ou dans la dimension la plus formelle de ses productions, que les institutrices cherchent à débusquer l'expression de la créativité de l'enfant.

La relation est considérée comme un élément du cadre pédagogique co-construit par l'enseignant et l'élève pour fournir à ce dernier un point d'appui sur le monde extérieur, départ des expériences scolaires de socialisation. Ainsi, indique Josette Rivière, "c'est en proposant à l'enfant un étayage sur mon propre fonctionnement mental que la relation pédagogique s'établissait." 187 Le risque que prend l'enfant d'abandonner peu à peu ses défenses face à l'enseignant, aux autres enfants ou aux apprentissages a ainsi son corollaire dans le risque que prend l'enseignante d'être "vampirisée", d'être "empêchée de penser": les diverses techniques pédagogiques qu'elle peut alors mobiliser sont autant de "médiations" de cette relation, de stratégies de prise de distances entre l'adulte et l'enfant, pour sauvegarder en chacun la sécurité nécessaire à un travail sur soi. Par cette dynamique d'échanges mutuels, la relation peut remplir la fonction d'espace contenant, continuellement nourri des investissements affectifs ou des projections agressives des deux partenaires, l'un et l'autre mobilisant tour à tour affects et éléments de réalité pour investir ou se dégager de cette interaction. L'enseignant alors ne peut se référer qu'à une praxis, qui ne s'épuise pas dans la réalisation d'un programme ou le déploiement d'une technique, mais demeure vivace et féconde aussi longtemps que son espace de la relation reste ouvert à la dimension du sujet en devenir qui en elle se révèle. Ces "tâtonnements" prennent, selon Roger Misès évoquant Jacques Hochmann, la forme d'un "conte" que "les intervenants tentent de partager avec le sujet, de susciter par là son intérêt pour sa propre activité psychique, à travers sa contribution personnelle à un récit qui se trouve remodelé et repris de part et d'autre, sur le modèle de la rêverie maternelle de W. Bion." 188

La pratique enseignante s'inscrit dans un projet global de soins pour l'enfant, dont Catherine Charbit et Annie Cervoni livrent les visées essentielles : "entrer dans le cercle des proches (...) ; favoriser la découverte du plaisir qu'on éprouve en s'exprimant ; repérer et valoriser toute démarche active (...) ; accepter et encourager initiatives et manifestations qui placent l'enfant en position de sujet, libre de préférer, choisir ou refuser (...) ; (...) éveiller la curiosité (...) ; aider l enfant à se contenir (...) ; travailler la séparation. " 189

Ainsi le modèle pédagogique implicite de ces discours n'est pas tant à chercher du côté des pédagogies non-directives, qui refusent de penser soumettre l' enfant, sujet-roi, à la moindre contrainte, que dans un retour aux origines de la pensée pédagogique, du côté de la maïeutique socratique, qui demande à l'enseignant, par le savoir partagé, d'aider l'enfant à accoucher de l'élève qui est en lui.

La référence à la rêverie maternelle, qui permet à Roger Misès de décrire la fonction de l'enseignant pour l'élève psychotique, pourrait également aider à comprendre la manière dont les enseignants investissent l'institution. En effet, dans ce monde Praxis et relation, ils demandent aux instances collectives, avant tout, de pouvoir recevoir et contenir ce qu'ils reçoivent de leurs élèves (agressions, projections, sentiment d'étrangeté... ) et qu' ils ne se sentent pas capables d' élaborer sur le champ. Non seulement les réunions ont cette fonction de dépôt, mais, comme le soulignent Catherine Charbit et Annie Cervoni, "la psychose induit la division, le clivage ; le fait de travailler chaque jour avec les mêmes enfants engendre inévitablement rivalité et désaccords" 190 : la fonction des réunions, fussent-elles nommées synthèses, réunions institutionnelles, analyse de la pratique ou supervision, n'est pas d'articuler des compétences en un dispositif technique performant mais de permettre à chacun d' exprimer sa difficulté à tenir son rôle et d'écouter l'autre en sa semblable difficulté... C'est le monde du partage sincère et de la spontanéité : "des hypothèses de travail naissent fréquemment d' une réflexion collective où les idées s'enchaînent par association libre." 191

Notes
184.

CERVONI (Annie), CHARBIT (Catherine), L' enfant psychotique et l' école, op. cit. ; RIVIERE (Josette), op. cit.

185.

CERVONI (Annie), CHARBIT (Catherine), op. cit. p. 37

186.

RIVIERE (Josette), op. cit., p. 174

187.

Ibid., p. 180

188.

MISES (Roger), Préface in CERVONI (Annie), CHARBIT (Catherine), op. cit., p 10

189.

CERVONI (Annie), CHARBIT (Catherine), op. cit., p. 64

190.

Ibid ., p. 121

191.

Ibid ., p. 123