"Quand tu auras passé trente ans de ta vie à mettre au point de subtiles méthodes psychopédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalo-pédotechniques, à la veille de la retraite, tu prendras une bonne charge de dynamite et tu iras discrètement faire sauter quelques pâtés de maison dans un quartier de taudis. En une seconde, tu auras fait plus de travail qu'en trente ans." 192 La colère de Fernand Deligny résonne encore dans les établissements spécialisés. Jean-François Gomez, qui l'a longtemps côtoyé, s'en fait l'écho : "je crois, dit-il, à ce gosse qui me tend d'un seul coup la main, sans que je sache trop pourquoi. Je crois à ce qui m'émeut, mais l'émotion n'existe pas dans les livres de psychiatrie, elle est bien rare dans les livres de pédagogie." 193
Pour ces auteurs, la fonction d'éducateur ou d'enseignant spécialisé exige de l'adulte qui s'en réclame une rupture radicale avec tous les pseudo-savoirs professionnels ou scientifiques qui assujettissent les enfants à des techniques aveugles et les enfouissent sous des jargons assourdissants, un abandon des "verroteries des négriers pour amadouer les sauvages, (...) des armes défensives ou offensives, (...) (de) l'oubli de soi, (de) la charité chrétienne, (du) sens du sacrifice" 194 . Sans cette métamorphose qui révèle l'homme sous le professionnel, jamais un instituteur ne pourra rencontrer le moindre enfant. Pour ceux qui acceptent d'accomplir cette mutation, "les choix pédagogiques (sont) des choix humains" 195 pour pouvoir "apprendre ensemble" 196 : "une école, une classe, sont en théorie des lieux où l'on enseigne et où l'on s'instruit. Pour moi, explique Serge Jaquet à propos de ses difficultés à travailler avec un élève particulièrement peu docile, ce n'est pas suffisant (...). La classe se doit d' abord d' être un lieu où l' on VIT" 197 , c' est-à-dire un espace où "l' expression directe et spontanée" dans un groupe arrivé "à maturation" permet à l'enfant de nouer des liens de "reconnaissance", de tisser des relations, de s'engager dans des contrats et ainsi "dépasser sa difficulté à trouver une identité au sein de l'école." 198 Dans ce cadre, l'enseignant s'expose, par l'éventuel échec de sa pédagogie, au risque, non de l'erreur technique, mais bien d'une "faute, parce que dans le sens moral d' une construction sociale, il y (aurait) trahison." 199 Cet engagement moral auprès de l'élève n' empêche pas, bien au contraire, le recours à des techniques précises et codifiées : des outils élaborés sont mis en oeuvre pour permettre à chaque élève comme à l'enseignant d'accéder à un statut d'acteur du groupe-classe, autonome et responsable, un sujet social de la communauté. Ces outils, ces techniques, conseil, métiers, cabanes, monnaie... sont ceux des pédagogies coopérative et institutionnelle, dont les enseignants du monde de la rupture communautaire sont souvent de fervents militants, tant qu'elles peuvent être considérées comme des ferments de critique politique ou sociale, au risque de conduire l'adulte à la limite de ce qui est professionnellement acceptable, et l'engager dans le paradoxe de devoir revendiquer le "dressage" 200 , ou d' argumenter qu'un maître puisse frapper son élève 201
C'est le risque pris d'une vraie rupture pour refonder une nouvelle Cité Civique, à construire dans un ailleurs dont Fernand Deligny a cherché tout une vie durant les traces : "pour qu' un enfant puisse avoir lieu ailleurs que dans les lieux prévus par l' Etat pour son état, il faut bien que quelques adultes se soient arrachés à la force d'attraction de l'emploi qui les attendait, ici et là, et décident de vivre à la recherche incessante d'un "nous-autres-là" qui permettent à ces enfants interdits d'oser, d' oser être, que le verbe y soit ou n'y soit pas. Leur permettre d'intervenir, à ces enfants-là qui paraissent retranchés dans un isolement quelquefois extrême, révèle les indices d'un NOUS qui nous surprend et dont on peut dire qu'il nous échappe." 202
Ainsi l'enseignant dans le monde de la rupture communautaire court le risque de se retrouver souvent seul : il se méfie des groupes institués, à l'exception peut-être de groupuscules militants ou de mouvements pédagogiques radicaux. "Ce n'est pas dans les congrès qu' on élaborera la pédagogie de demain", affirme Jean-François Gomez. 203 Selon lui, les réunions d'équipe rassemblant des adultes au nom de leur professionnalité ne peuvent que desservir les intérêts de l'enfant : durant sa "première synthèse," Jean-François Gomez a "l'impression de voir l'enfant se débattre, objet morcelé, pantelant, dans les mains d'adultes qui possédaient le pouvoir exorbitant de décider de sa vie future." 204 Seules des rencontres informelles, motivées par un sentiment sincère d'estime et une affection réciproques et non par une prétendue complémentarité, peuvent permettre à l'enseignant d'échapper à cette vision d'horreur du travail institutionnel.
DELIGNY (Fernand), Graine de Crapules, Paris, Ed. du Scarabée, 1960, p. 35
GOMEZ (Jean-François), Un éducateur hors les murs ; témoignage sur un métier impossible, Toulouse, Privat, 1978, p 51
Ibid., p. 138
JAQUET (Serge), "Pierrot" ou "la Teigne" Les Cahiers de Beaumont, n°55, Janvier 1992, p. 34
Ibid. , p. 36
Ibid. , p. 34
Ibid. , p. 31
Ibid. , p. 35
Ibid. , p. 30
GOMEZ (Jean-François) , op. cit., p 149
DELIGNY (Fernand), Ce gamin-là, Cahiers de l'Immuable 2, n°20, Paris 1975, p. 16
GOMEZ (Jean-François) , op. cit., p. 45
Ibid. , p. 53