L'hypothèse que nous tentons de vérifier par cette première phase nécessite que les données recueillies puissent être analysées comme indicateurs des différents mondes auxquels implicitement peuvent se référer, dans leurs discours ou leurs attitudes, les enseignants interrogés. Bien entendu, il n'est pas envisageable de questionner directement les individus sur le monde de référence qu'ils auraient tendance à privilégier : "Vous sentez-vous plus proche du monde de la Normalisation scolaire ou de celui de la Rupture communautaire ?" D'abord parce que, hormis les quelques lecteurs des pages précédentes, personne n'identifie spontanément ces configurations : une question aussi abrupte que l'exemple donné ci-dessus ne recueillerait vraisemblablement que peu de réponses ; même des formulations plus habiles risqueraient de biaiser de façon importante cette collecte, les personnes interrogées s'efforçant vraisemblablement de présenter le plus de cohérence possible entre les différentes réponses. C'est un biais que l'on décrit généralement sous le nom d'"effet de halo": "l'effet de halo ou de contamination ou encore de contagion des réponses les unes par les autres a été démontré par des recherches expérimentales. (...) La contagion peut se faire par irradiation du sentiment (...) ou par organisation logique de la pensée." 208 Dans notre cas, on ne pourrait conclure à la validité de tel monde de référence pour tel acteur dans telle situation, sans s'assurer au préalable que ce que l'on découvre ainsi ne se réduit pas à ce que l'on a demandé à cet acteur de nous indiquer. Pour limiter ce risque, Roger Mucchielli suggère de "disperser les questions susceptibles de contaminer les réponses respectives" et met en garde contre une situation qui s'apparente à celle que nous mettons en œuvre : "dans l'auto-administration du questionnaire (reçu par la poste), la possibilité qu'a le client de lire toutes les questions avant de répondre risque de rendre inefficaces ces mesures et il faut alors combiner éloignement et changement de forme." 209
Particulièrement dans le cas présent, nous suivons la recommandation de Rodolphe Ghiglione : " si toute interlocution met en jeu une co-construction référentielle, il devient évident qu'une question n'a de validité que si elle est le résultat d'une synthèse des co-constructions, de toutes les co-constructions, qu'une population donnée peut produire en situation interlocutive et que, par conséquent, la réponse s'inscrit bien comme la validation différée d'une co-construction effectuée en d'autres temps et d'autres lieux, mais qui pourrait s'effectuer, mutatis mutandis, dans l'espace interlocutoire qu'ouvre la passation du questionnaire." 210 Ainsi, pour construire ce questionnaire, nous nous sommes efforcé le plus possible de rompre les logiques des modèles implicites, qu'il s'agisse de nos propres modèles décrits en mondes de référence, ou des modèles plus diffus, véhiculés par les conventions et les usages discursifs des enseignants, lieux communs de la pédagogie derrière laquelle les acteurs aiment à se dissimuler. Nous avons été particulièrement soucieux de référencer le maximum d'objets, de relations, de qualités des trois mondes et de les présenter autant que possible comme des modalités indépendantes les unes des autres. Pour éviter tout effet de halo, nous avons volontairement choisi de varier la forme des questions, de rompre avec les formulations les plus connues, quitte sans doute parfois à risquer l'incongruité ou la complication.
Ce mode particulier de questionnement suppose que, dès le départ, soit envisagé un dépouillement adapté des données ainsi recueillies : en l'occurrence, une grande part des éléments de pratiques ou d'opinions collectés par le questionnaire sont voués à être très rapidement amalgamés en nouvelles variables, que nous qualifions en variables secondaires, indicateurs de représentations plus complexes, identifiées comme éléments structurants des mondes de référence.
La population étudiée restant somme toute assez modeste (vraisemblablement entre trois et cinq milliers d'individus), l'échantillon consulté par questionnaire étant de ce fait limité (entre 15 et 20 % des établissements, c'est-à-dire en tout cas moins de mille professionnels), nous avons envisagé lors de la construction de cet outil un traitement manuel des données et une construction empirique des différentes modalités des variables secondaires et terminales. Nous assumions ainsi d'adopter un usage assez commun dans les enquêtes sociologiques, comme en témoignent Rodolphe Ghiglione et Benjamin Matalon : " en fait, et même si ce n'est pas conforme à une image idéale de la démarche scientifique, une bonne partie des analyses effectuées sur les résultats d'une enquête correspondent plutôt au désir encore vague de "regarder ce qu'il y a", les hypothèses précises étant suggérées par l'examen et l'interprétation des tableaux simples." 211
Mais l'occasion nous a été donnée, durant la phase de dépouillement, de découvrir un logiciel de traitement statistique de données d'enquête : le programme SPAD du Centre International de Statistique et d'Informatique Appliquée. 212 Ce nouvel outil nous a ouvert des possibilités d'analyse, essentiellement de correspondance factorielle, que nous ne soupçonnions pas, et que nous aurions été bien incapable de mettre en œuvre manuellement. Ainsi, ce traitement informatique des données nous a conduit, selon une toute autre méthodologie de calcul, à re-coder certaines questions pour construire de nouvelles variables intermédiaires et articuler, de façon plus étroite, découverte, description et modélisation, en nourrissant d'interprétations nouvelles nos premières propositions.
Le dépouillement et l'analyse des données du questionnaire combinent trois procédures statistiques, sur l'ensemble des variables, initiales ou intermédiaires 213 :
MUCCHIELLI (Roger), Le questionnaire dans l'enquête psycho-sociale, Paris, ESF, 1985 (8ème édit.), p. 43
Idem
GHIGLIONE (Rodolphe), Questionner, in BLANCHET (A), GHIGLIONE (R), MASSONNAT (J), TROGNON (A), Les techniques d'enquête en sciences sociales, Paris, Dunod, 1987, p; 149
GHIGLIONE (Rodolphe), MATALON (Benjamin), op. cit., p. 208
SPAD version 4.5, CISIA-CERESTA, www.cisia.com
Nous remercions tout particulièrement M. Jean-Claude Régnier de nous avoir permis d'acquérir ce logiciel et de nous avoir accompagné dans sa prise en main.
Ces variables sont toutes construites comme des variables nominales. Tous les individus sont actifs et de poids uniforme égal à 1.
"Le principe (de la valeur-test) en est le suivant. Pour évaluer l'ampleur des différences entre proportions ou entre moyennes, on réalise des tests statistiques, que l'on exprime finalement en nombre d'écarts-types d'une loi normale. La valeur-test est égale à ce nombre d'écarts-types. Ainsi lorsque la valeur-test est supérieure à deux en valeur absolue, un écart est significatif au seuil usuel. En rangeant les items dans l'ordre décroissant des valeurs-tests, on range les items dans l'ordre de leur importance pour caractériser un objet". Pour une précision détaillée de la méthode, on pourra lire : MORINEAU (Alain), Note sur la caractérisation statistique d'une classe et les valeurs-test, Bulletin technique du Centre Statistique Informatique Appliquées, Vol 2, n°1-2, 1984, pp. 20-27.
Dans la suite de l'étude, nous considérons qu'une valeur-test supérieure à 2 permet de rejeter l'hypothèse d'indépendance de deux variables. Une valeur-test comprise entre 1.65 (probabilité égale au seuil de 5%) et 2 nous contraint à examiner les conditions d'indépendance modalité par modalité. Nous ne considérons comme pouvant signifier des dépendances valides aucune valeur-test inférieure à 1.65
Vu le nombre assez restreint d'individus interrogés, nous privilégierons autant que faire se peut les classifications résultant de peu de partitions en peu de classes, afin d'éviter une trop grande dispersion qui rendrait insignifiants la plupart des résultats.