3.4.5. Indépendance des besoins

C'est avec une certaine surprise que nous avons ainsi dû constater 245 qu'il n'existait pas de relation de dépendance significative entre la représentation que les enseignants se font des besoins de leurs élèves et la variable d'identification des répondants. Nous nous permettons d'en déduire qu'il est autorisé de considérer les deux variables comme indépendantes. Ceci a de quoi nous surprendre : il est étonnant en effet d'apprendre que ni la qualification des enseignants ni surtout les caractéristiques de leurs élèves ou le type d'établissement où ils exercent n'influence de façon statistiquement significative l'appréciation des besoins. Par exemple, les besoins de Relation et d'expression sont évoqués de façon à peu de choses près identique 246 par les instituteurs spécialisés exerçant en IMP et par les éducateurs techniques ; de même, les enseignants non-spécialisés intervenant en IMP considèrent comme aussi nécessaire l'aide individualisée aux acquisitions que leurs collègues également non-spécialisés, mais travaillant en IR. Lorsque l'on se rappelle que ces deux types d'établissements doivent accueillir deux populations d'élèves nettement différenciées, au regard de leurs performances à des examens psychométriques entre autres, on se doit d'admettre que ces critères différenciateurs n'impliquent pas, pour les enseignants, des besoins différents. Autrement dit, les enseignants en EME n'évaluent pas la nature des besoins de leurs élèves au regard de leur "niveau" d'intelligence ou de déficience, ni du niveau de perturbation de leur comportement. Ce constat d'indépendance entre les caractéristiques supposées des élèves et les représentations par les enseignants de leurs besoins corrobore à notre avis certaines des conclusions de recherches précédentes, qui montraient que la référence des enseignants à la notion de déficience ne s'accompagnait pas d'un changement de pédagogie : Dominique Berger en particulier a montré la similitude entre les pratiques pédagogiques ordinaires et les pratiques auprès des enfants dits déficients légers. Il en conclut que "cette imprécision notionnelle 247 met les acteurs institutionnels en difficulté et laisse les enseignants et les psychologues déterminer leurs pratiques professionnelles." 248 Nous pouvons compléter ce propos en constatant qu'il n'y a vraisemblablement pas plus de différence entre les besoins que les enseignants identifient comme prioritaires pour des élèves dits déficients moyens ou sévères et ceux supposés des élèves caractérisés comme déficients légers, qu'il n'y en a entre les besoins des élèves dits déficients légers et ceux des élèves ordinaires. La mesure de la supposée déficience intellectuelle des enfants, considérée comme suffisamment pertinente par l'institution scolaire pour justifier, parfois à elle seule, l'orientation d'un enfant dans un établissement correspondant à son handicap, ne permet à l'enseignant à qui sera confié cet élève d'identifier ou de mobiliser aucun objet spécifique d'accompagnement pédagogique.

Au-delà de ce constat d'indépendance, nous proposons de chercher quand même plus finement s'il n'existe pas quelques liens plus significatifs entre certaines des composantes de ces deux variables reconstruites. Pour cela, nous appliquons la même procédure de "tableaux croisés" à l'ensemble des variables ayant été prises en compte pour la construction des variables secondaires "Identification des répondants" et "Besoins des élèves": nous disposons alors de plus d'une cinquantaine de tableaux présentant chacun les relations entre les différentes modalités de deux variables. Seuls deux d'entre eux peuvent laisser supposer une relation de dépendance, assez faible entre la variable "Activités variées et innovantes" et les variables "type d'établissement" et "identification des répondants".

Les enseignants non-spécialisés exerçant en IR sont ceux qui expriment le plus souvent, et en le classant au meilleur rang, le besoin de leurs élèves d'activités variées et innovantes. Cette tendance semble moins déterminée par la qualification de l'enseignant que par le type d'établissement où il exerce : en effet, 60% des enseignants classant en premier le besoin d'activités innovantes exercent en IR. Nous pouvons interpréter cette corrélation unique entre besoins des élèves et caractéristiques des établissements comme une tentative de réponse des instituteurs à l'instabilité supposée de leurs élèves : une grande variété d'activités nourrit l'intérêt et la motivation de l'élève agité pour son travail.

Une opération semblable permet de croiser les besoins des élèves avec les variables indicatrices des PSC des enseignants : nous pouvons ainsi observer les relations entre les différents éléments des représentations des enseignants jusqu'ici isolés. Seuls trois tableaux sur une cinquantaine peuvent attester de dépendances : entre la représentation de la pédagogie et le besoin d'aide et de soutien psychologique ; entre la comparaison du métier et les besoins d'espaces de parole et de parcours individualisés.

Cette procédure nous renseigne sur la population marginale mais de forte cohésion des enseignants ayant une représentation très critique de la pédagogie, proches du monde de la Rupture communautaire, qui identifient de manière très significative le besoin d'aide psychologique comme très prioritaire : près de la moitié des réponses classant ce besoin en premier et plus du quart de celles le classant deuxième proviennent de ces enseignants critiques, qui, rappelons-le, ne représentent que 22.5% des répondants. Or, jusqu'à présent, nous avions présenté le besoin de soutien psychologique comme caractéristique du monde Praxis et relation. Nous voyons là une nouvelle articulation, qui semble indiquer que l'attitude de défiance vis-à-vis de la pédagogie s'accompagne d'une relative bienveillance vis-à-vis du champ de la psychologie.

Le croisement des variables "besoins" avec la variable "métiers", dans les deux modalités particulièrement considérées, permet d'opposer deux populations déjà caractérisées par leurs différences : les "anti-sculpteurs" et les "sculpteurs-révolutionnaires". Les premiers, le plus souvent des instituteurs ou des professeurs d'école spécialisés, insistent sur le besoin d'espace de parole et d'expression en mentionnant peu celui de parcours individualisé : ce besoin principal pour l'ensemble de la population considérée se présente pour cette catégorie comme un besoin marginal. Les sculpteurs-révolutionnaires, éducateurs techniques spécialisés pour la plupart, n'identifient comme besoin de premier ou deuxième rang de leurs élèves les espaces de parole et d'expression ; en revanche, plus des trois-quarts d'entre eux citent, dans les trois premiers rangs, la nécessité de parcours individualisés.

Ces remarques marginales de possibles dépendances ne doivent pas nous faire mésestimer l'enseignement essentiel de l'application de la procédure de tableaux croisés aux différentes variables relatives aux besoins des élèves : l'estimation par les enseignants des besoins essentiels de leurs élèves ne dépend ni des caractéristiques des enseignants ni de celles des élèves ; cette estimation contribue à révéler les représentations complexes que les enseignants se font de leur fonction et de leurs pratiques, combinant en des configurations parfois inattendues, voire paradoxales, divers éléments issus de plusieurs mondes de référence.

Notes
245.

Voir annexe n° 2-11

246.

La faiblesse des effectifs de certaines modalités font apparaître des écarts, certes importants en pourcentage, mais qui ne peuvent être considérés comme significatifs.

247.

Les travaux de D. Berger s'intéressent aux notions de déficience intellectuelle et de déficience intellectuelle légère. La notion de TCC ne semble pas moins imprécise.

248.

BERGER (Dominique), Op. Cit., p. 331