3.5.1. Des répertoires

La dixième question est la seule question ouverte du questionnaire. Cent-soixante-quatre enseignants, soit près des quatre cinquièmes de la population ayant participé à cette phase de l'enquête, y ont répondu, parfois de deux ou trois mots, plus souvent en dépassant largement des quatre lignes prévues, fréquemment en plus de cinquante mots ²⁴⁹ : c'est selon nous le signe d'un fort souci des enseignants de faire connaître leurs pratiques, voire de les justifier.

On aurait pu craindre que les réponses à cette question, posée aux deux tiers du questionnaire, ne soient influencées par les questions précédentes : par exemple, marquant une tendance au conformisme, les enseignants auraient cherché systématiquement à reprendre des formulations proposées dans de précédentes questions. Au contraire, même si de rares réponses témoignent de ce biais, plus nombreux ont été les enseignants qui manifestement ont cherché à se démarquer du registre du reste de l'enquête, en recourant à des types d'énoncés variés : proverbe, "patience et longueur de temps font mieux que force et que rage", comptine en forme de recette de cuisine, "un zeste de transmission, un peu de Pygmalion, une spécialité de coordination..."; ou des expressions familières, "trucs et bouts d'ficelle", "le ... ²⁵⁰ entre deux chaises" à des interrogations anxieuses, "mais quelles sont les finalités de l'AIS?", sans oublier des lapsus forcément révélateurs, "un acteur, mais pas un acteur de l'Académie française, un acteur d'improvisation"...

Mais quelles que soient les formes de l'énonciation, ce sont souvent les mêmes thèmes qui sont mobilisés et des termes très voisins employés :

• En ce qui concerne ce que nous pourrions nommer, en référence à la théorie des économies de grandeur, le répertoire des sujets, on remarque par une simple lecture la fréquence des appellations "enfants" ou "jeunes" ²⁵¹ , comparée à celle du mot "élève(s)", quatre fois moins fréquemment employé. Nous voyons là le signe d'une forte influence dans le discours des enseignants de l'habitude propre au champ socio-éducatif de désigner ses usagers, en référence au modèle familial qui l'a inspiré, sous le terme ambigu d'enfant ou le substantif générique "jeune". Le modèle scolaire est très en retrait : pas une fois n'est mentionné un statut scolaire précis (écolier, collégien, apprenti).
• On ne peut pas ne pas remarquer dans plus du tiers des réponses exprimées un terme exprimant l'idée d'une modification des pratiques ou de l'environnement pour répondre aux caractéristiques particulières, institutionnelles, groupales ou individuelles de l'enseignement. La racine "adapt-" est utilisée dans près d'une réponse sur cinq. On relève également dix-neuf emplois de termes indiquant une individualisation, cinq une personnalisation, quatre une différenciation, et un aménagement des pratiques. Par contre, l'idée d'intégration (scolaire, professionnelle ou sociale) n'est exprimée que trois fois.
• Cette adaptation de l'enseignement semble favoriser des pédagogies plutôt peu directives (quinze enseignants disent vouloir "donner" à leurs élèves, douze "permettent", deux "proposent" et deux autres "mettent à disposition"...) cherchant à rencontrer l'accord de l'élève : le désir (dix mentions), l'envie (sept) et dans une moindre mesure, la motivation, l'intérêt et le goût.
• Le souci partagé de s'adapter au désir, au besoin ou aux capacités des élèves conduit un grand nombre d'enseignants à ne pouvoir réellement stabiliser leurs pratiques, décrites vingt-deux fois comme une "recherche perpétuelle", un "questionnement toujours recommencé", une "invention quotidienne", une "remise en cause de tous les instants"...
• En contrepoint, on notera que les dimensions qui auraient pu être induites par la proximité d'autres questions ne sont pas excessivement évoquées : les projets, sur lesquels porte la question précédente, ne sont mentionnés, dans tous leurs aspects (personnel, institutionnel, professionnel, etc.), que dix-huit fois, la "relation" et la "classe" à peine plus de dix.

La grande richesse des formulations, et la diversité des thèmes abordés, nous contraignent à recomposer, à partir des termes employés par nos interlocuteurs, les différents répertoires des trois mondes de référence. Pour cela, dans chaque réponse, nous avons repéré les termes les plus importants, essentiellement les substantifs, les formes verbales et les adjectifs qualificatifs ou les locutions qualifiantes, et nous les avons classés selon leur proximité avec les champs sémantiques définis comme caractéristiques respectivement des objets, des relations et des qualités de chaque monde, en précisant le nombre d'occurrences de ces termes dans le corpus.