Mondes de référence : éléments de synthèse

En cinq questions, nous avons tenté de découvrir les représentations de leurs pratiques que les enseignants en EME peuvent communiquer, en en décrivant deux dimensions principales au regard de la théorie sociologique des économies de la grandeur, les principes supérieurs communs et les répertoires, d'objets, de qualités ou de relations. Chacune des variables ainsi construites ou reconstruites révèle des montages composites, des figures métissées, souvent inattendues, parfois paradoxales, qui brouillent la perception initiale des mondes de référence supposés inspirer les pratiques d'enseignement. Il est donc nécessaire de ressaisir sommairement ces données en mettant en évidence les éléments consensuels, générant un fort accord d'une forte proportion des acteurs interrogés, et les modalités statistiquement les plus caractéristiques de chaque monde :

Tableau n° 2-36 Modalités caractéristiques des Mondes de Référence
  Elément consensuel Elément caracté-ristique du monde
Normalisation scolaire
Elément caracté-ristique du monde
Praxis
et Relation
Elément caracté-ristique du monde
Rupture communautaire
Objectifs
centré sur l'enfant (autonomie, épa-nouissement) l'enfant dans le monde (adapter l'enfant...° centré sur l'enfant (autonomie, épa-nouissement)  
Métiers
artisan
inventeur
    Sculpteur
Révolutionnaire
Pédagogie
médiation médiation + science médiation critiques (piège, luxe...)
Principe Supérieur
Commun
"Inventer
une médiation pédagogique"
"Savoirs et techniques au service de l'enfant" (puérologues) "Pour chaque enfant, la bonne distance"
(clinicomédiateurs)
"Recommencer ensemble"
(convilutionnaires)
Besoins
confiance et
individualisation
aide individualisée aux acquisitions relation et expression ouverture et socialisation
Pratiques
Adaptation quotidienne Normalisation exclusive Praxis et relation
+Norm et Praxis
Rupture comm.
+ Norm et Rupture

Le recours aux mondes de référence permet, dans la plupart des cas, d'agréger les données en de nouvelles modalités, statistiquement représentatives et sémantiquement cohérentes. Ainsi les réponses à la question demandant de qualifier la pédagogie peuvent être présentées selon les modalités d'une nouvelle variable, qui permet non seulement de distinguer des systèmes de cohérence, inspirés des mondes de référence, mais aussi de repérer leurs possibles modes d'articulation : les logiques représentatives des mondes Praxis et relation, très majoritaire, et Rupture communautaire, presque marginal, s'opposent, sans compromis possible, alors que la référence au monde de la Normalisation scolaire permet d'isoler une configuration hybride de deux mondes, entre science et médiation.

Chaque variable (excepté "métiers") permet d'isoler une modalité partagée, souvent consensuelle, qu'il est aisé d'identifier par rapport aux mondes de référence. En effet, on constate qu'en ce qui concerne les représentations des objectifs de l'établissement ou de la pédagogie, indicateurs des principes supérieurs communs, les modalités proches du monde Praxis et relation suscitent un large accord ; au contraire, en ce qui concerne les variables permettant de qualifier les répertoires d'objets, les modalités dominantes sont nettement plus liées au monde de la Normalisation scolaire. A ce propos, la variable "besoins", décrivant peut-être plus les objets pédagogiques prescrits que ceux effectivement mobilisés, pourrait être considérée en quelque sorte comme intermédiaire entre les dimensions des PSC et des répertoires ; on remarquera que les modalités les plus consensuelles de cette variable articulent les mondes Praxis et relation ("Relation de confiance") et Normalisation scolaire ("Parcours individualisés").

De même, chaque variable (excepté "Objectifs") permet d'isoler une modalité proche du monde Rupture communautaire. Jamais consensuelles, parfois très marginales, ces configurations se caractérisent par une cohérence sémantique évidente et par des relations de dépendance entre leurs composantes statistiquement fortes.

Ces différentes constatations pourraient nous conduire à valider sans réserve l'hypothèse de l'existence de trois mondes de référence qui permettraient aux enseignants de décrire leurs pratiques professionnelles. Mais si ces mondes peuvent en effet nous éclairer sur des représentations partielles de l'ensemble des personnes interrogées, ils ne nous apprennent en revanche pas grand chose sur les logiques globales de représentation de chaque acteur. En effet, à de rares exceptions près, les procédures de recherche de correspondances factorielles entre ces variables ne permettent pas d'établir de relations significatives : ainsi, en particulier, de l'étonnante indépendance statistique entre besoins et pratiques, ou entre ces deux variables et les principes supérieurs communs, laissant imaginer qu'il n'y aurait pas de lien significatif entre les principes présentés par chaque enseignant comme guidant son action et les objets qu'il déclare mobiliser dans son activité professionnelle.

Certes, la maniabilité de l'outil logiciel permet de multiplier les procédures : en cherchant à croiser toutes les variables, à caractériser chacune des modalités par l'ensemble des autres, on peut observer quelques corrélations. La plupart permet d'articuler ponctuellement les réponses à la question des besoins à celles concernant les pratiques : par exemple, il y a en effet une nette concordance entre les enseignants identifiant comme premier besoin les activités régulières et ritualisées et ceux déclarant privilégier dans leurs pratiques des objets, qualités ou relations, que l'on réfère au monde de la Normalisation scolaire ; cela n'est pas excessivement instructif. D'autres corrélations, moins attendues, attestent de la forte cohésion des modèles inspirés du monde de la Rupture communautaire, principalement par les variables "Comparaison des métiers", "Représentation de la pédagogie" et "Qualité des pratiques pédagogiques": se dessine ainsi la figure d'enseignants se reconnaissant comme sculpteurs révolutionnaires, très critiques envers la pédagogie, cherchant à inventer, créer les conditions d'un accompagnement de l'élève, dans les différents espaces sociaux qu'il peut occuper. Il est alors étonnant de constater un fort lien de la modalité de besoin des élèves "aide et soutien psychologiques" à cette configuration. Ainsi, il semblerait que pour ces enseignants minoritaires la méfiance à l'égard de la pédagogie se double d'une empathie envers la psychologie. Pouvons-nous en déduire que ces enseignants défendent l'idée que leurs élèves ne devraient avoir accès à la pédagogie, luxe ou leurre, qu'après en être passés par la psychologie, pré-requise pour "aller suffisamment bien pour apprendre"? C'est là une interprétation que rien, à cette étape de la recherche, ne nous permet d'étayer, mais nous y distinguons une configuration d’un monde proche de la Rupture communautaire, fort éloignée de celle que suggérait, par exemple, Fernand Deligny.

La rareté et la fragilité des liens explicites entre ces différentes variables peuvent être expliquées en partie par les limites de notre outil de collecte des données :