4.2. Les collaborations

4.2.1. De multiples pratiques

Avant de chercher à décrire les différents dispositifs de rencontre, il est utile de repérer les éventuelles collaborations, c'est-à-dire les occasions que les enseignants ont de travailler auprès des enfants ou des adolescents avec des professionnels d'autres secteurs. Vingt années de pratiques pédagogiques, et la visite de plusieurs dizaines d'établissements nous ont appris qu'il y a autant de possibilités de collaborations que d'équipes institutionnelles.

Dans bon nombre d'établissements, les enseignants participent traditionnellement, plusieurs fois par an, à des activités festives rassemblant l'ensemble des personnels : Noël, Mardi-Gras et l'approche des vacances d'été, parfois de simples anniversaires, sont les meilleures occasions d'organiser régulièrement des après-midis ou des soirées "exceptionnelles". Les éducateurs responsables des groupes de vie passent de longues semaines à préparer ainsi une saynète pour le spectacle, un stand pour la kermesse, une épreuve pour le grand tournoi, un gâteau pour le dessert. Les enseignants peuvent être mis à contribution, et nettement plus rarement, les soignants. En revanche, comme l'explique Paul Fustier, personne ne peut s'autoriser à être absent le jour de la fête, investie par l'équipe entière d'une symbolique particulière : "on cherche à se débarrasser d'un imaginaire leurrant, des rôles obligés, des attitudes professionnelles, de tout ce qui distingue et sépare, et notamment des privilèges. Il s'agit de vivre un moment de fusion et d'indifférenciation, moment régressif bienheureux où l'on est soi-même et les autres." 269 Moment d'illusion groupale où tout comportement ostensiblement différenciateur est interprété comme une agression : ainsi de ces instituteurs qui, ayant longuement préparé avec les éducateurs la venue d'un orchestre à l'Institut, ne supportaient pas le regard amusé des psychologues, confortablement assis, les observant, à la fin du concert, en train d'esquisser avec leurs élèves quelques mouvements de danse. La moitié des enseignants ayant répondu 270 à notre questionnaire déclarent participer ainsi à des fêtes ou des manifestations exceptionnelles : un tiers d'entre eux avec l'ensemble de l'équipe institutionnelle, un autre tiers avec les seuls éducateurs spécialisés ou moniteurs-éducateurs.

"De nombreux enseignants font des sorties. Elles ont des fondements théoriques divers et expriment des rapports particuliers de ces enseignants à l'établissement, à la culture, à leur fonction. De plus, ce terme de sortie relève d'un langage institutionnel et précisément éducatif (...) Parfois, ces sorties font partie systématiquement de l'emploi du temps de l'enseignant et se font avec un(e) collègue éducateur(trice). (...) Elles ont une tonalité dramatique en ce sens qu'elles éclairent le sentiment d'être enfermé dans l'IMPro : la répétition en litanie du mot "sortie" a une valeur incantatoire." 271 Ainsi Marie-Agnès Simon présente-t-elle une des occasions également les plus fréquentes de collaboration des enseignants de notre échantillon avec d'autres professionnels : plus de 60% des enseignants s'évadent de cette manière, en compagnie très majoritairement aussi (61%) d'éducateurs spécialisés pour des sorties de quelques heures mais aussi souvent des voyages de quelques jours. Ces "transferts", qualifiés fréquemment d'éducatifs ou thérapeutiques, sont une habitude qui tend à diminuer et ne subsiste plus que dans ses formes les moins lourdes dans de nombreux EME: les enseignants qui y participent alternent les rôles d'animateur, d'enseignant, de chauffeur, voire de cuisinier. La récente modification des réglementations au sujet des sorties scolaires, des accréditations des accompagnateurs et de la normalisation des locaux d'hébergement conduit depuis peu de nombreux enseignants à préférer laisser la responsabilité de leurs éventuels déplacements à des collègues du champ éducatif. Situation paradoxale où la collaboration interprofessionnelle renaît de l'excès de précautions administratives.

Des activités, dites d'éveil ou d'E.P.S., sont l'occasion de collaborations régulières, à l'intérieur de la classe ou de l'atelier, ou au contraire dans un local spécifique : près de la moitié des enseignants questionnés pratiquent cette ouverture 272 , pour un tiers d'entre eux vers les éducateurs spécialisés encore une fois. Ainsi des fréquents "clubs-théâtre", ou "ateliers-sports collectifs" qui associent un enseignant et un éducateur ou un rééducateur particulièrement compétent dans le domaine considéré. Parfois, ces activités se déroulent en même temps lors d'après-midis ou de journées entières de décloisonnement : Marie-Agnès Simon y décèle un marché de dupes, où "l'objet troqué est la fonction enseignante". 273 Formule très réductrice pour qualifier des pratiques aussi diverses et nombreuses. Souvent, cette rencontre de deux adultes réunis par un centre d’intérêt commun permet à l'enseignant de renouer le contact avec ses élèves, car, dans ces collaborations, "ce que donne à voir chez l'adulte sa passion, c'est bien l'enfant qu'il porte en lui. C'est à ce non-raisonnable que le jeune est confronté. Là où il attendait une différence, il peut saisir une similitude." 274

Les leçons et éventuels devoirs du soir, parfois des temps de soutien scolaire, plus exceptionnellement les séances de préparation d'un examen ou d'un projet d'apprentissage professionnel particulier en dehors des temps d'école ou d'atelier, constituent un sujet récurrent de conflits entre enseignants et éducateurs d'internat. Nombre d'équipes ont imaginé des formes de travail intermédiaires, où, soit dans les lieux de vie, soit dans les lieux d'apprentissage, élèves, enseignants et éducateurs peuvent se rencontrer et régler ensemble les difficultés passagères des enfants ou des adolescents. Ces temps de régulation deviennent vite des espaces de communication indispensables où, dans des dispositifs fréquemment très peu formalisés, adultes et enfants ou adolescents se découvrent peu à peu. Un enseignant sur cinq, selon notre enquête, participe à ce genre de travail, dans près de 60% des cas avec des éducateurs. Nous découvrons aussi que cette aide aux devoirs mobilise particulièrement les stagiaires (un tiers des citations les concernant), probablement stagiaires-éducateurs pour la plupart.

Paul Fustier note, au sujet des éducateurs, que l’ « on observe un glissement des tâches les plus exposées vers celles qui sont le moins exposées ; généralement, le contact au quotidien, le partage de vie sont considérés comme des activités dangereuses, en raison des explosions de violence qui peuvent s'y manifester. D'où l'intérêt pour des espaces-temps protégés, des entretiens d'aide ou d'orientation en bureau qui paraissent mieux cadrés ou mieux maîtrisés." 275 Peut-être des raisons similaires poussent-elles une forte proportion d'enseignants (43% de notre échantillon) à participer aux côtés de psychologues (un gros tiers), d'éducateurs (un tiers), ou de rééducateurs (7%) à diverses formes d'entretien ou de groupes de parole.

Enfin, les activités d'enseignement proprement dit, des disciplines considérées comme fondamentales, ou de formation professionnelle sont l'occasion de collaborations. Collaborations entre enseignants très fréquemment : l'instituteur chargé de classe et l'éducateur responsable d'atelier co-animent, occasionnellement ou régulièrement, des séances d'étude d'articles du droit du travail, enseignent conjointement mathématique, physique et technologie, entraînent ensemble leurs élèves aux situations d'oral, d'entretien d'embauche ou de demande de stage... Ces collaborations croisées concernent à peu près un quart des enseignants interrogés, l'instituteur semblant se rendre près de six fois plus souvent dans l'atelier de l'éducateur technique que le contraire.

Mais aussi collaborations interprofessionnelles : nous avons personnellement pratiqué avec beaucoup d'intérêt des cycles de jeux mathématiques avec une psychologue cognitiviste, une approche de la lecture par les contes avec une orthophoniste, alors qu'élèves et enseignant de l'atelier professionnel d'agents techniques de collectivité rencontraient l'économe pour apprendre à lire un tableau prévisionnel de gestion des stocks... Notre échantillon mobilise en effet prioritairement les rééducateurs 276 , puis les éducateurs spécialisés, mais pour un total proportionnellement faible, de moins de 15% du total des collaborations régulières.

Notes
269.

FUSTIER (Paul), Le travail d'équipe en institution, clinique de l'institution médico-sociale et psychiatrique, Paris, Dunod, 1999, p. 168

270.

Il était demandé à l'enseignant d'indiquer s'il participait parfois ou souvent avec d'autres professionnels et des élèves à des activités de ces différents types ; seules les réponses "souvent" ont été conservées. Il était demandé également d'indiquer la fonction du ou des collègues concernés.

271.

SIMON (Marie-Agnès), Enseigner à des élèves à la pensée troublée, op. cit. , pp. 184-185

272.

Un bon nombre de ces collaborations se font avec les éducateurs sportifs, que nous considérons aussi comme des enseignants. Ce ne sont donc pas, selon nous, des collaborations interprofessionnelles.

273.

Ibid. p.199.

274.

FUSTIER (Paul), L'enfance inadaptée. Repères pour des pratiques, Lyon, PUL, 1983, p. 25

275.

FUSTIER (Paul), Le travail en équipe en institution, op. cit., p. 104

276.

Par contre, nous n'avons eu connaissance d'aucun autre enseignant qui aurait eu, comme nous, l'occasion de pratiquer les enseignements fondamentaux en compagnie de psychologues.