4.2.3. Mondes de référence et collaborations

Ces nouveaux outils nous permettent, par la procédure de tableaux croisés ²⁷⁷ , de repérer quelles relations de dépendance avec d'autres variables peuvent être postulées, particulièrement concernant les caractéristiques institutionnelles des enseignants ou les mondes de référence qu'ils peuvent mobiliser.

Mais préalablement, nous pouvons constater une forte relation entre ces deux variables : plus les enseignants collaborent à des pratiques pédagogiques avec des éducateurs, plus les activités qu’ils partagent avec des psychologues sont nombreuses. A contrario, les enseignants qui ne collaborent pas avec les éducateurs sont sur-représentés dans la population de ceux qui ne travaillent pas avec les psychologues. Une relation de dépendance opposée aurait pu indiquer que tous les enseignants ont une prédisposition comparable à la collaboration interdisciplinaire qu'ils mettent en œuvre selon les disponibilités institutionnelles, les affinités personnelles ou les orientations pédagogiques, soit avec les éducateurs soit avec les psychologues. Une absence de relation aurait infirmé l'hypothèse même d'une telle prédisposition. Mais cette relation de redondance ou de renforcement signifie que l'on peut supposer une attitude prédisposant dans une certaine mesure à la collaboration interprofessionnelle, attitude inégalement répartie entre les enseignants.

Les autres relations de ces deux nouvelles variables avec les variables indicatrices des caractéristiques institutionnelles des enseignants ou des mondes de référence qu'ils mobilisent permettent d'éclairer ce propos. Tout d'abord, nous devons prendre en compte la faible proportion de relations ainsi statistiquement significatives : à peine une sur sept. C'est dire que la logique de mobilisation des enseignants vers les pratiques de collaboration interprofessionnelle, s'il y en a une, est complexe.

Une articulation complexe de cette possible logique est dévoilée par les rapports de dépendance très différenciés entre les deux formes de collaboration interprofessionnelle : le type de pratiques pédagogiques influe sur les probabilités de collaboration avec les éducateurs, mais pas avec les psychologues ; la qualification influe sur la probabilité de collaboration avec les psychologues, mais pas avec les éducateurs. Or, il y a une dépendance tout à fait significative entre les deux types de collaboration. Cette situation paradoxale nous semble une fois encore révélatrice de l'opposition que nous avons notée, à l'instar de nombreux experts ou professionnels du champ médico-social, entre une logique du métier et une logique de l'établissement, opposition qui fragiliserait les enseignants. Nous avons vu comment cette logique intervenait dans les formes de mobilisation par les enseignants des ressources institutionnelles : projets, formations, rencontres... La pratique de collaboration interprofessionnelle apparaît capable d'articuler ces deux dimensions apparemment contradictoires : selon une logique du métier, dont l'indicateur ici serait la qualification, les enseignants investissent ou non les collaborations avec les psychologues ; selon une logique des pratiques quotidiennes dans l'établissement, ces mêmes enseignants développent plus ou moins de collaborations avec les éducateurs. Mais il y a renforcement : collaborer avec une catégorie professionnelle développerait une « capacité à collaborer », qui peut être réinvestie dans d’autres situations. Ainsi deux logiques que tout semblait devoir opposer peuvent s’articuler, et une tension considérée souvent comme inhibante pour les individus et sclérosante pour les établissements peut être dépassée.

Aussi il est particulièrement instructif d'observer plus en détail les relations entre ces dimensions. Le lien entre les pratiques de collaboration avec les éducateurs et les pratiques d'enseignement renseigne sur les premiers rapports entre mondes de référence mobilisés dans l'exercice auprès des enfants et ressources institutionnelles. Nous pouvons présenter ainsi ces données de façon simplifiée :

Nous constatons que ce sont les enseignants les plus proches du monde de la Normalisation scolaire qui ouvrent le plus leurs enseignements des disciplines fondamentales aux éducateurs d'internat ou d'externat. En revanche, ils investissent moins que la moyenne des enseignants les autres collaborations. A l'opposé, les enseignants intégrant dans leurs pratiques des éléments de rupture avec les normes scolaires recherchent la collaboration avec les éducateurs nettement plus souvent que les autres, mais privilégient alors des activités d'éveil, de sport, des sorties... Deux logiques de la collaboration différentes s'expriment, dont on pourrait ainsi présenter des archétypes vraisemblablement caricaturaux :

• Soucieux de s'éloigner le moins possible des repères scolaires ou professionnels ordinaires, un enseignant, souvent un éducateur technique avons-nous précédemment observé, sollicite l'aide d'éducateurs spécialisés ou de moniteurs éducateurs, et leur demande par exemple d'assister certains élèves dans leurs difficultés d'acquisitions ; ou il met en place des dispositifs de travail en petits groupes d'apprentissage, qui nécessitent des animateurs supplémentaires...
• Convaincu au contraire qu'un abord trop scolaire des apprentissages démotive les élèves, un autre enseignant, instituteur non-spécialisé par exemple, s'appuie sur les techniques de conduite de groupe et les savoir-faire pratiques de ses collègues éducateurs, pour relancer la dynamique de la classe autour de projets ambitieux, et ainsi pouvoir aborder, seul, les apprentissages fondamentaux dans de meilleures conditions.

Une même démarche permet d'apprécier les conditions de collaboration avec les psychologues, cette fois en fonction de la qualification :

Ces données semblent moins riches que les précédentes : seules les pratiques exclusivement d'entretiens en collaboration avec les psychologues peuvent être interprétées. Deux qualifications semblent, dans une mesure inégale, conditionner les pratiques.

• Les instituteurs spécialisés, particulièrement soucieux d'assurer un climat relationnel de qualité dans leurs classes, sollicitent (ou acceptent d'être sollicités par) les psychologues plus souvent que leurs collègues. On peut imaginer qu'ils demandent au thérapeute d'essayer de remédier aux difficultés de comportement ou d'apprentissage de tel ou tel élève, avec lequel il a de plus en plus de mal à travailler. Le psychologue, sollicité au cœur de sa compétence, l'entretien thérapeutique, apparaît comme une ressource fiable et mobilisable certes, mais dans les faits rarement mobilisée (par à peine plus d'un instituteur ou PE spécialisé sur cinq).
• Par contre, près d'un éducateur scolaire sur trois travaille régulièrement avec un psychologue en présence d'élèves : ce taux est presque trois fois supérieur à la moyenne. Nous observons ainsi une caractéristique nette de cette population marginale que nous pouvons tenter d'expliquer ainsi : psychiatres et psychologues interviennent de façon importante dans la formation des éducateurs spécialisés. Nous avons rappelé, au début de cette recherche, comment les pédopsychiatres ont été à l'origine de cette profession, induisant des rapports d'autorité symbolique entre "psy" et "éduc", que viennent redoubler les rapports hiérarchiques entre cadres et employés. Par la collaboration avec les psychologues, c'est le statut d'éducateur qui ressurgit sous la fonction d'enseignant de l'éducateur scolaire.