4.3.5. Les fonctions des réunions

Afin de préciser notre représentation des modalités d'investissement des différentes formes de rencontres et réunions interprofessionnelles, nous proposons maintenant de tenter de repérer quelles fonctions les enseignants associent à chacun de ces dispositifs. La littérature que nous avons recensée sur ce sujet, notre expérience professionnelle et des entretiens préalables avec des responsables d'établissement, nous ont permis d'isoler parmi les multiples formulations, trois dimensions essentielles, outre le besoin de répondre à des contraintes réglementaires :

La question, formulée dans le questionnaire, demandait d'ordonner les trois fonctions principales de chaque type de réunion, en les choisissant parmi une liste de huit 302 . Nous proposons de présenter les réponses après les avoir soumises à une procédure de caractérisation croisée des modalités 303 , qui permet de faire apparaître les choix en séquences statistiquement homogènes ; par souci de clarté, nous traitons successivement de chaque type de réunion en isolant les séquences les plus significatives et en les rapprochant des dimensions les plus caractéristiques :

Tableau n° 2-51 Fonctions des différents types de réunions et rencontres
Fonctions des réunions institutionnelles
dimension rang séquence de choix

réglementaire
1 répondre à une contrainte réglementaire
  1 transmettre et recueillir des informations
  2 mieux connaître les collègues...
Fonctions des réunions de synthèse
dimension rang séquence de choix

information et articulation
1 transmettre et recueillir des informations
  2 articuler les différentes interventions
  3 évaluer les actions de chaque intervenant
Fonctions des réunions d'analyse de la pratique
dimension rang séquence de choix

respiration
1 prendre du recul par rapport à la classe
  2 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
  3 mieux connaître ses collègues...
 

respiration et
articulation
1 prendre du recul par rapport à la classe
  2 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
  3 imaginer et inventer des pratiques collectives
Fonctions des autres réunions pluridisciplinaires
dimension rang séquence de choix

articulation
et respiration
1 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
  2 imaginer et inventer des pratiques collectives
  3 articuler les différentes interventions
 

articulation
et respiration
1 évaluer les actions de chaque intervenant
  1 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
  2 imaginer et inventer des pratiques collectives
Fonctions des rencontres spontanées
dimension rang séquence de choix
information, respiration, articulation 1 transmettre et recueillir des informations sur les élèves
  2 mieux connaître ses collègues...
  2 articuler les différentes interventions
 
information, respiration, articulation 1 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
  2 transmettre et recueillir des informations sur les élèves
  2 imaginer et inventer des pratiques collectives
Fonctions des réunions pédagogiques
dimension rang séquence de choix

respiration
1 prendre du recul par rapport à la classe
  2 imaginer et inventer des pratiques collectives
  2 libérer la parole dans l'équipe, décharger les tensions
 

articulation et respiration
1 imaginer et inventer des pratiques collectives
  2 articuler les différentes interventions
  3 prendre du recul par rapport à la classe

Il apparaît nettement que les enseignants sont capables d'identifier précisément les fonctions qu'ils associent à chaque type de réunion. Ne s'agit-il là que de réponses conformistes, reproduisant les discours attendus ? On peut en douter : nous avons observé que la littérature sur le sujet n'aborde que très rarement la question de l'utilité organisationnelle des réunions, préférant soit en étudier les motivations implicites, soit en critiquer les dysfonctionnements. Par ailleurs, il nous semble très peu probable que les établissements aient élaboré des dispositifs d'évaluation des réunions qui permettent de construire, en interne, de telles représentations.

L'observation attentive de ces données permet de bien différencier chaque type de réunions.

Les réunions institutionnelles apparaissent comme très spécifiques, vécues principalement sur le mode de la contrainte, ce qui rejoint le faible sentiment d'efficacité que nous notions précédemment. Les fonctions, que le tableau présenté à la page précédente permet d’associer à chaque type de réunions, ne sont significatives qu'en terme de fréquence : il n'y a pas d'autre relation statistique entre ces modalités. Cela signifie que les enseignants, tout au moins collectivement, ne peuvent penser cette contrainte réglementaire comme outil de travail, en y articulant d'autres fonctions. On peut alors s'étonner que tout de même 42% d'entre eux aient précédemment déclaré qu'ils trouvaient ces réunions "très utiles". Nous attribuons cette apparente contradiction essentiellement à la forme de notre questionnaire, particulièrement aux différences de formulation des deux questions : vraisemblablement, la plupart des exemplaires ayant probablement été adressés, puis collectés, par la voie hiérarchique, des enseignants ont craint d'exprimer des opinions explicitement critiques envers le fonctionnement institutionnel, et ont rechigné à cocher bien visiblement la case "Pas utile". Au contraire, la question suivante, par la complexité de sa consigne, ne permettait pas une lecture immédiate : les enseignants s'en sont vraisemblablement trouvés rassurés. Quelques questionnaires révèlent que cette consigne a été mal comprise : des personnes ont cru devoir répartir les huit fonctions entre les six formes de réunions. Nous pouvons supposer que plusieurs attributions de la fonction "contrainte réglementaire" aux réunions institutionnelles ont été favorisées par cette formulation.

Les fonctions attribuées aux réunions pédagogiques et aux réunions d'analyse de la pratique sont assez semblables, les réunions pédagogiques permettant un peu plus souvent d'articuler les pratiques des intervenants. Pourtant, tout pourrait opposer ces deux formes de réunion : l'une est obligatoire, l'autre non ; l'une est le plus souvent interprofessionnelle, l'autre ne rassemble que les enseignants... Nous pensons que ce qui les rapproche, c'est qu'elles insistent toutes les deux sur la similitude, l'identité des participants : ce qui réunit les personnels en analyse de la pratique, c'est la même condition de personne, d'adulte, face à des enfants souffrants, comme la fonction commune rassemble les enseignants en réunion pédagogique. On comprend alors pourquoi ces formes de travail sont investies comme espaces de respiration, tant la confrontation aux différences, inquiétante étrangeté des figures du handicap, ou différenciations entre adultes par les statuts, fonctions et qualifications, peut devenir pesante, angoissante, étouffante...

Les "autres réunions pluridisciplinaires" sont identifiées comme les plus favorables à la dimension de l'articulation : évaluer les actions, articuler les interventions, inventer des pratiques... Cependant, ce qui rend cette articulation possible, c'est, selon les enseignants, la possibilité, préalable dans les choix, dans la chronologie du travail institutionnel peut-être aussi, d'une respiration : la forme plus libre de ces réunions, le faible nombre des participants permettent ainsi de se sécuriser quand la focalisation sur des compétences techniques reconnues favorise une réassurance identitaire, du côté de la professionnalité, qui à son tour libère la parole. Les enseignants laissent ainsi entrevoir dans ces choix successifs statistiquement significatifs plus qu'une simple juxtaposition, une interaction entre les deux dimensions complémentaires d'une même réunion.

Au sujet des réunions de synthèse, les enseignants indiquent avec une grande cohérence des séquences de choix très homogènes. On pourrait lire, dans les trois fonctions privilégiées, les trois temps de la synthèse elle-même : le responsable institutionnel en distribuant la parole articule les différents discours des intervenants qui transmettent des informations sur les élèves avant d'être évalués par le responsable. En ce sens, la ritualisation, avons-nous vu, qui caractérise ces réunions, joue véritablement un rôle d'étayage des fonctions sur le dispositif.

La procédure des tableaux croisés, appliquée aux variables indiquant les seuls premiers choix, 304 confirme cette différenciation des fonctions entre réunions de synthèse et d'analyse de la pratique : les enseignants qui identifient comme fonction principale de la synthèse la transmission d'information attendent surtout de l'analyse de la pratique qu'elle libère la parole; comme ceux qui privilégient la fonction d'articulation des intervenants de la réunion de synthèse tendent à attendre des réunions cliniques qu'elles leur permettent de prendre du recul par rapport à la classe. Comme nous l'avons entrevu au sujet des qualités des réunions, nous distinguons des configurations fines de mobilisation des ressources institutionnelles, articulant entre eux les différents espaces de réunion par différenciation des fonctions de chacun.

Les rencontres spontanées en sont un autre exemple. Ces coopérations informelles, considérées par les enseignants comme, de très loin, les plus efficaces, ont comme fonction essentielle celle de transmettre et recueillir des informations : le choix de cette fonction est très significativement lié à celui de la fonction principale des réunions pédagogiques, celle de prise de recul par rapport à la classe. Ainsi également, des rencontres spontanées dont les enseignants attendent qu'elles apaisent les tensions et libèrent la parole, alors qu’ils demandent aux réunions pédagogiques d’être des lieux d'échange d'information et d'évaluation des actions.

Ces relations de dépendance statistiques entre différentes fonctions de différentes réunions, au-delà de leur simple valeur informative, nous invitent à modifier notre regard sur les dispositifs institutionnels. Si, comme nous en révélons quelques exemples, l'intérêt ou l'efficacité que l'on s'accorde à reconnaître pour telle forme de réunion dépend de l'intérêt ou de l'efficacité des autres formes de réunion, alors il n'est plus guère fécond d'étudier séparément le fonctionnement des réunions de synthèse, la structure des réseaux informels de rencontres, ou les conditions de prise de parole en analyse de la pratique... Il s'avère maintenant nécessaire d'observer, dans le détail de sa stratégie individuelle, comment chaque enseignant mobilise, en leur permettant d'interagir, les différents espaces de ressources institutionnelles, principalement les rencontres et les réunions interprofessionnelles, afin d'assouvir ses besoins de respiration, d'information et d'articulation, pour surmonter ses difficultés professionnelles.

Nous avons repéré quelles étaient, selon les enseignants, les principales fonctions de chaque forme de réunion, et comment ces fonctions pouvaient s'articuler pour faire d'entités apparemment séparées les éléments d'un dispositif plus cohérent. Nous pouvons de la même manière observer en quoi ces choix dépendent des caractéristiques institutionnelles de ceux qui les formulent. Principalement, les premiers choix de fonction des réunions institutionnelles, des synthèses et des réunions pédagogiques sont susceptibles de permettre d'identifier l'enseignant.

Tableau n° 2-52 Relations particulièrement significatives entre "fonctions des réunions(1ers choix)" et "identification des répondants"
  Réunions institutionnelles Réunions
de synthèse
Réunions
pédagogiques
Enseignants
en IES
répondre à une contrainte réglementaire Evaluer les actions de chaque intervenant répondre à une contrainte réglementaire
Instituteurs ou P.E spécialisés en IMP libérer la parole, décharger les tensions Prendre du recul par rapport à la classe  
Instituteurs ou P.E. non-spécialisés en IR libérer la parole, décharger les tensions Prendre du recul par rapport à la classe libérer la parole, décharger les tensions
Educateurs scolaires ou spécialisés imaginer et inventer des pratiques collectives Transmettre et recueillir des informations transmettre et recueillir des informations

Comme nous pouvons l'observer, les enseignants, selon leurs caractéristiques institutionnelles, ne privilégient pas tout à fait les mêmes fonctions pour chaque type de réunion. "Participer aux réunions institutionnelles ne sert qu'à obéir à une contrainte réglementaire", ou "les synthèses servent d'abord à échanger des informations" restent des opinions que l'on peut considérer comme consensuelles, mais ce tableau enseigne que, pour certaines catégories d'enseignants, la qualification peut infléchir ces représentations majoritaires selon des logiques aisément identifiables. Les instituteurs et les professeurs d'école, particulièrement ceux qui ne sont pas spécialisés, s'accordent pour valoriser dans les réunions la fonction de respiration. Au contraire les éducateurs spécialisés privilégient la fonction d'information et dans une moindre mesure d'articulation. Avant d'interpréter ces tendances, notons à nouveau que ce sont les personnels sous contrat avec l'Education Nationale qui investissent le moins les fonctions préconisées par les recommandations officielles : "établir, en concertation avec les autres personnels de l'établissement, le projet pédagogique", "Elaborer, actualiser, évaluer ces projets pédagogiques individualisés", "Mettre en place au bénéfice des enfants le partenariat actif entre les différents responsables" 305

Comment pouvons-nous expliquer cette tendance paradoxale ? L'hypothèse d'une adhésion des instituteurs à une logique d'établissement plutôt qu'à une logique du métier pourrait être défendue si, justement, les "enseignants d'établissement", c'est à dire ceux qui ne sont pas, par statut, liés à l'Education Nationale, les éducateurs techniques et les éducateurs scolaires, privilégiaient eux aussi cette dimension de respiration. Or, les éducateurs scolaires se distinguent en adoptant une logique de choix proche de ce que l'Education Nationale préconise. Cette interversion des modèles est particulièrement étonnante. Nous y voyons le signe de la difficulté pour chaque catégorie d’enseignants de se conformer aux rôles qui lui sont prescrits et de la nécessité pour chacun d’ouvrir l’horizon de sa professionnalité vers d’autres mondes. C’est cette ouverture réciproque qui permet de faire des dispositifs institutionnels des espaces possibles de rencontres interprofessionnelles.

Notes
302.

Ce qui permettrait dans l'absolu en croisant les différentes dimensions (rang de choix, type de réunion, fonction) de construire 144 modalités différentes. Une telle quantité nous dissuade de présenter ces données ici sous forme de tri à plat.

303.

voir annexe n° 2-18

304.

voir annexe n° 2-19

305.

Circulaire n°91-303 du 18/11/1991, E.N., Etablissements à caractère médical, sanitaire et social, citée par : KHEOPS (groupe), Du référentiel de compétences du pédagogue D aux choix de formation, Les cahiers de Beaumont, n° 68, juin 1995, pp.36-37