Synthèse de la deuxième partie

Afin d'approcher une éventuelle compétence professionnelle des enseignants en EME à l'accord interprofessionnel, après avoir repéré à partir des écrits disponibles les trois mondes de référence susceptibles d'inspirer les discours de dénonciation ou de justification dans ce champ, nous avons souhaité vérifier l'hypothèse suivante : les enseignants investissent les rencontres interprofessionnelles avec intérêt en en privilégiant la forme qui correspond le mieux aux mondes de référence qu'ils sont les plus enclins à mobiliser.

Pour cela, à l'aide d'un questionnaire diffusé dans tous les établissements médico-éducatifs des régions Rhône-Alpes et Ile-de-France, nous avons tenté de cerner les principales caractéristiques institutionnelles des enseignants, les dimensions essentielles de leurs pratiques d'enseignement, et leurs modalités privilégiées d'investissement des différentes ressources institutionnelles.

Après avoir constaté la grande diversité des figures d'enseignants, professeurs d'école spécialisés, éducateurs techniques ou éducateurs scolaires etc., après avoir repéré leur étrange répartition qui éloigne les enseignants les plus qualifiés des élèves réputés les plus déficients, nous avons confirmé que les trois mondes de référence que nous avions précédemment identifiés et décrits, les mondes de la Normalisation scolaire, de la Rupture communautaire et Praxis et relation, permettent en effet aux enseignants en EME de rendre compte de leurs pratiques pédagogiques. Non qu'ils adoptent l'un ou l'autre de ces mondes de façon intégrale et exclusive. Mais la connaissance préalable de ces mondes nous permet de mieux appréhender les logiques qui semblent structurer leurs représentations. En effet, que l'on cherche à identifier les objets que les enseignants peuvent mobiliser le plus souvent dans leurs pratiques ou les principes supérieurs communs qui les inspirent, l'analyse des réponses fait apparaître le plus souvent des éléments très majoritairement cités, presque consensuels : les objectifs centrés sur l'enfant, la comparaison du métier à l'artisan, la conception de la pédagogie comme une médiation... Mais au-delà de ces tendances communes, on peut distinguer des configurations hybrides, parfois plus construites sur le rejet d'un monde constitué que sur l'adhésion à un autre. Ainsi, les éléments représentatifs du monde Praxis et relation apparaissent le plus souvent comme très majoritaires ; la façon dont ils s'articulent aux constituants du monde de la Normalisation scolaire permet de différencier les représentations les plus homogènes ou les plus métissées. Par ailleurs, une faible minorité d'enseignants adhèrent, avec une très forte cohésion, au monde de la Rupture communautaire.

Mais il n'y a pas de distribution bijective des mondes de référence selon les caractéristiques institutionnelles des enseignants : grâce à son ancienneté ou l'agrément de l'établissement où il exerce, on ne peut pas identifier le monde auquel un enseignant aurait principalement tendance à se référer. Au contraire, il apparaît souvent, selon ces grilles d'analyse, que les principes qui guident les pratiques, ou les objets que ces dernières mettent en œuvre ne varient que peu, que l'enseignant s'adresse à de jeunes adultes considérés comme déficients en IMPro, ou à des enfants présentant des troubles du comportement en IR.

Cependant l'examen attentif des procédures statistiques nous a permis de repérer d'étonnantes relations : les configurations les plus proches du monde Praxis et relation, qui inspire fortement la circulaire d'accompagnement des nouvelles Annexes XXIV, caractéristiques du champ médico-social, sont surtout investies par les instituteurs et professeurs d'école, souvent spécialisés ; au contraire, les éducateurs, techniques et, dans une moindre mesure, scolaires, privilégient dans leurs pratiques le monde de référence Normalisation scolaire, qui fonde en grande partie le référentiel de compétences du CAAPSAIS.

Cette situation paradoxale nous permet de remettre en cause l'idée, souvent défendue, d'une déprofessionnalisation des instituteurs en EME, abdiquant leur identité professionnelle aux éducateurs spécialisés. Au contraire, ce que nous pouvons imaginer, au-delà de cette apparente contradiction, ce sont deux professions, éducateurs et professeurs, techniques ou spécialisés, engagés ensemble dans la même fonction d'enseignement, qui tentent conjointement, simultanément de borner un espace pour que des enfants ou des adolescents exclus de l'école commune puissent quand même apprendre. Parce qu'il est paradoxal de demander à des professeurs, fussent-ils spécialisés, d'enseigner à des enfants symptômes de l'échec de l'école, parce qu'il est paradoxal de demander à des éducateurs, fussent-ils techniques, de devenir enseignants, professeurs et éducateurs adoptent ce mouvement paradoxal, cherchant dans les repères professionnels des autres, les limites de leur propre professionalité.

Ce même mouvement nourrit l'espace des pratiques interprofessionnelles. Mais là, à de rares exceptions, les mondes de référence ne font pas explicitement repère, car ce qui est privilégié, massivement, c'est le spontané, l'informel. Les enseignants cherchent d'abord, dans les collaborations interprofessionnelles, l'occasion de rompre avec l'ordonnancement des temps et des lieux, et investissent en grand nombre, sorties, voyages, fêtes… Et plus que les réunions, pourtant très appréciées, les rencontres, à l'improviste ou à peine convenues, sont presque unanimement investies. Et si l'intérêt des enseignants pour les réunions interprofessionnelles est nettement avéré, il serait abusif de considérer comme confirmée notre hypothèse selon laquelle les enseignants en investissent prioritairement la forme qui convient le mieux au monde de référence qu'ils sont les plus enclins à mobiliser : ce sont des représentations complexes qui prennent forme, desquelles les mondes de référence ne sont pas absents, mais qui semblent plus structurées par une grammaire binaire : métier/établissement, proximité/globalité, similitude/différence. Ces couples génèrent moins de simples oppositions qu'une véritable dialectique qui permet aux enseignants de différencier finement leurs attentes de chaque type de réunion, et d'investir les rencontres spontanées d'une mission ambitieuse : respirer, informer, articuler.

Il nous appartient maintenant de découvrir, d'expliquer et de comprendre comment les enseignants "s'y prennent" dans ces espaces d'interprofessionalité pour tenter de venir à bout de leurs innombrables et récurrentes difficultés. Nous pensons qu'il ne s'agit ni de bricolage occasionnel, ni de stratégies solitaires, mais de connaissances, de routines, de savoir-faire etc. consciemment articulés et collectivement partagés.

Aussi en venons-nous maintenant au second volet de notre hypothèse de recherche, à savoir que les enseignants en EME déploient, lors des rencontres et des réunions, une compétence professionnelle à l'accord interprofessionnel, pour adapter les ressources institutionnelles aux besoins particuliers de leurs élèves.