1.1.1. De la dénonciation à la justification

"Notre approche de la coordination des conduites humaines nous conduit à porter attention à la capacité cognitive à faire des rapprochements sur ce qui importe, à identifier des êtres détachés des circonstances, à s'accorder sur des formes de généralité." 307 En préalable à leur entreprise de dévoilement des mondes de référence, Luc Boltanski et Laurent Thévenot s'attachent à préciser quels comportements spécifiques ils étudient comme procédés de "justification" : "Parmi l'infinité des rapprochements possibles, nous ne nous intéresserons qu'à ceux qui sont non seulement communs et donc communicables, mais qui soutiennent des justifications." 308

L'idée même qu'un acteur social puisse s'inscrire dans une démarche de rapprochement suppose un état initial d'éloignement, ou de manque de proximité, perçu comme insatisfaisant: il ne peut y avoir de justification sans expérience préalable de la crise d'un agencement des objets ou des êtres, sans critique de l'ordre des choses. S'engager à faire le juste, c'est d'abord se rendre compte de l'imperfection des ajustements en cours et en formuler la dénonciation.

A partir d'un corpus de plusieurs centaines de lettres de lecteurs reçues par le Service des informations générales du Journal Le Monde, Luc Boltanski s'intéresse à cette forme particulière de protestation qu'est la "dénonciation publique", en tentant d'en esquisser "une grammaire, permettant de rendre compte des variations qui affectent les actes de protestation et la perception que les autres en ont selon le degré auquel ils sont présentés et reçus comme des actes individuels ou des actes collectifs." 309 En effet, ces dénonciations publiques visent l'approbation du plus grand nombre, en proposant des situations individuelles, parfois excessivement singulières, quoique prétendument exemplaires. Ce qui fait que la dénonciation est considérée par le public comme non-privée, et peut alors être prise en compte, est la capacité du dénonciateur à se distancier de l'objet de sa dénonciation : "le dédoublement de la victime et de celui qui porte pour elle l'accusation publique (et qui joue souvent par rapport à une victime silencieuse le rôle de montreur ou de bateleur) garantit que les intérêts engagés ne sont pas purement individuels." 310 Ainsi, cet exemple particulier de la dénonciation publique montre comment l'entreprise de justification s’inscrit dans une dynamique de rapprochements et de mise à distance. Justification et dénonciation sont les deux termes d'une même dialectique: "l'exigence de justification est en effet indissociablement liée à la possibilité de la critique. Elle est nécessaire pour appuyer la critique ou pour répondre à la critique." 311 C'est cet espace d'articulation des justifications et des dénonciations des différents acteurs à propos d'un même objet ou d'une même "affaire" que nous considérons comme l'espace de construction des accords. Sur la scène commune de la dispute, chaque partenaire mobilise, en justifications et dénonciations, ses différents objets de référence, en "des montages composites relevant de plusieurs mondes" 312 . Car ce qui fonde l'intérêt d'une dispute et la possibilité d'un accord, c'est le sentiment des acteurs de pouvoir s'entendre dans leurs mondes. Il n'y a pas de dispute sans supposition préalable d'un bien commun. La justification, pour pouvoir être entendue, ne saurait être la justification d'une personne, mais celle d'un monde: il s'agit de la place des objets dans les dispositifs, des qualités des sujets et de leurs relations réciproques, de la validité des épreuves… et en dernier lieu, s'il le faut, des principes supérieurs communs. Ainsi, "les acteurs doivent continuellement passer d'un monde à l'autre, et, sauf à perdre toute identité, opérer des traductions qui leur permette de maintenir une certaine permanence tout en changeant de système de référence. Traductions de leurs objectifs, de leurs arguments, de leurs systèmes de preuve; construction aussi de dispositifs qui peuvent être ajustés dans plusieurs mondes." 313

Dans cette perspective, les moments de dispute ne peuvent plus être appréhendés comme des moments de conflits, où peu à peu deux visions du monde s'opposent, mais au contraire comme des moments de progressive concorde, où les acteurs tentent d'élaborer une langue commune, universel espéranto ou local cockney, pour ensemble construire un accord.

Notes
307.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 48

308.

Idem

309.

BOLTANSKI (Luc), La dénonciation publique, in L'Amour et la Justice comme compétences, trois essais de sociologie de l'action, Paris, Métailié, 1990, p. 255

310.

Ibid., p. 284

311.

BOLTANSKI (Luc), Ce dont les gens sont capables, in L'Amour et la Justice comme compétences, Op. Cit., p.66

312.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), op. cit. p. 32

313.

DEROUET (Jean-Louis), L'école dans plusieurs mondes, Paris, INRP, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p.7