1.1.2. Ce qu'est l'accord

Les partenaires de cette construction se rencontrent dans des moments de retrait de l'espace des pratiques et de dramatisation des discours, que Boltanski et Thévenot nomment les moments de "crise": "la crise est donc un moment paradoxal, où à la différence du moment de l'action la question de l'accord sur la réalité occupe tous les esprits, mais où en l'absence de réalisation dans un présent rempli par des engagements et des attentes, le sens de la réalité fait défaut. En effet, dans l'accord, la réalité prend la forme d'un tableau d'objets dotés de capacités générales , tandis que dans la réalisation, elle consiste à faire face à des choses présentes. En situation de crise, ces deux modalités sont suspendues. Les personnes ne sont plus affrontées à la présence des choses à faire sans délai, sans pouvoir encore prendre appui sur la réalité d'un jugement commun. " 314

Ce temps de suspension délimite un champ de possibles, un espace potentiel, diraient les psychanalystes à la suite de D. W. Winnicott, où les acteurs peuvent se saisir de l'occasion de jouer ensemble. Espace en retrait de l'action et de l'accord, il est espace avant tout de travail sur le langage, dans la perspective d’une symbolisation. L'éventuel accord, qu’un procès-verbal est susceptible d’attester, inscrit ce travail dans les registres de la réalité, sans rendre compte de la richesse des perpétuels ajustements l’ayant précédé. Seul l'examen des conduites des acteurs dans cet entre-deux, dans leurs stratégies abouties ou non de justification et de dénonciation, permet d'entrevoir ce qu'est l'accord.

Espérer y parvenir, avons-nous vu, suppose d’accepter le régime de la dispute en justice, confrontation des mondes à la recherche du bien commun. Mais ce n'est bien évidemment pas là le seul régime accessible aux acteurs : "les régimes de dispute et de paix, explique Luc Boltanski, doivent être distingués selon qu'ils placent les relations sous équivalence ou hors équivalence. A la dispute en justice, rapportée à ce qui fait équivalence, correspond ainsi un régime de paix, également sous équivalence, que nous appellerons la justesse. C'est l'impossibilité de converger vers un régime d'équivalence qui différencie la dispute en violence de la dispute en justice. La dispute en violence se mène hors équivalence , même si à l'issue de la dispute apparaît une équivalence résiduelle, inconnue avant l'épreuve, en l'espèce d'un rapport de force. Mais la violence n'est pas le seul mode qui ignore l'équivalence : nous envisageons un autre mode (…) celui de l'amour comme agapè." 315 Selon cette typologie, la dispute en justice, dont l'accord est l'issue exemplaire, n'est qu'un des quatre régimes possibles.

Aussi nous semble-t-il utile pour tenter de cerner cet objet "accord" de recenser tout ce qu'il n'est pas, en mettant en évidence les qualités qu’il requiert:

Notes
314.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), op. cit. p., pp. 429-430

315.

BOLTANSKI (Luc), Ce dont les gens sont capables, in L'Amour et la Justice comme compétences, Op. Cit., pp. 110-111