1.1.3. Les formes de l'accord
Commune réalisation volontaire d'acteurs libres, l'accord peut prendre plusieurs formes, de l'entente discrète pour éviter le différend à la mise au point de protocoles coopératifs ou de dispositifs collectifs, souvent trop complexes pour s’inscrire dans la réalité comme des outils efficaces de coordination de l'action. Chacune de ces formes se caractérise par l'usage qu'il est fait des principes supérieurs afin de légitimer des modifications de la réalité : "s'il est vrai que la dispute en justice porte fondamentalement sur l'équivalence, elle a bien pour objet principal une mauvaise affectation des objets. Critiquer, c'est-à-dire contester l'état des grandeurs en place, c'est en effet réclamer que les objets changent de main."
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- La première forme d'échange que nous pouvons ainsi présenter est l'arrangement au bénéfice des présents, où les partenaires, sans remettre en cause les principes de grandeur, en contestent l'opportunité d'une critique dans une situation qu'ils présentent comme relevant d'un caractère exceptionnel ou marginal : "l'arrangement est un accord contingent aux deux parties ("tu fais ça, ça m'arrange; je fais ça, ça t'arrange") rapporté à leur convenance réciproque et non en vue d'un bien général."
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Les objets échangés dans cet arrangement sont repérés comme peu représentatifs des mondes auxquels les dispositifs les affectent: la logique de l'arrangement conduit ainsi à déqualifier les objets en les réduisant à "de simples machins, sans pertinence, dont la présence est purement circonstancielle. Ils sont donc sans conséquence sur l'ordre des grandeurs entre les êtres en présence."
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- La figure extrême de l'arrangement pourrait être la relativisation : là où l'arrangement reconnaît la priorité sur le local (les objets réduits en machins) du général (les principes et les équivalences), qu'il n'est pas utile de critiquer dans l'instant, la relativisation vise à disqualifier momentanément le général "au profit d'un retour aux circonstances (…) A quoi bon le désaccord si rien n'importe."
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La relativisation n'est pas le relativisme qui poserait comme principe qu'il n'y a pas de principe, position systématique qui rapproche l'individu du régime d'agapè. "La relativisation constitue un moment de la dispute particulièrement instable qui suspend le différend, mais pour ménager un passage vers une autre nature une fois le danger écarté."
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- Si le différend naît de la confrontation, en une situation donnée, de plusieurs mondes, si l'enjeu de la dispute est une redistribution plus adéquate des objets mis en cause, une façon simple de réduire le désaccord est d'aller vers la clarification dans un seul monde : il suffit de considérer, pour les besoins que la situation révèle, la prévalence d'un monde sur un autre et d'écarter, ou de reléguer à des rangs inférieurs, les objets référents des mondes non-privilégiés. Il n'est pas question que cette préséance puisse prétendre à l'universalité : on s'éloignerait alors d'un espace de dispute et de construction d'accord en construisant les pré-requis d'un régime de justesse, où la reconnaissance d'un seul monde interdit tout litige. La clarification est un moment de l'accord tant qu'elle se sait provisoire.
- Arrangements entre les présents, relativisation et clarification dans un seul monde sont trois modalités de justification qui permettent de suspendre le différend dans une démarche de construction d'un accord. Elles supposent toutes trois un retrait provisoire des mondes communs : retrait hors du collectif pour l'arrangement, retrait hors du principe de grandeur pour la relativisation, retrait de certains mondes pour la clarification. Or, nous ne pouvons envisager le travail de l'accord comme un simple mouvement de désengagement ou de laisser-faire : le différend ne peut se résoudre, et justifier ainsi l'investissement par les partenaires de dispositifs souvent coûteux, que par la construction collective et volontaire de nouvelles figures d'équilibre, composées d'objets des différents mondes en des configurations complexes mais stables susceptibles d'être partagées par le plus grand nombre le plus longtemps possible. Cette élaboration, entre bricolage empirique et sophistication technologique, conduit à la formation de compromis, validés si nécessaire par des procès-verbaux susceptibles de recueillir l'assentiment de tous.
Ainsi, le compromis est la pierre angulaire de l'accord : il en est le nécessaire aboutissement même s'il n'en est qu'une modalité. Visée de tous, il est aussi, tant qu'il n'est pas stabilisé, l'objet des critiques de chacun. Le travail de l'accord peut ainsi débuter par la dénonciation d'un compromis antérieur, considéré par une des parties comme un arrangement entre les autres partenaires, comme une relativisation incompatible avec des principes nécessaires à l'action ou comme une clarification illégitime. Parce qu'il est ce qui fait tenir le mieux ensemble des mondes que les situations opposent, sans chercher à subordonner les uns aux autres les différents principes de grandeur, en mobilisant côte à côte des objets de qualités différentes dans des dispositifs souvent complexes, le compromis est la forme d'accord la plus aux prises aux attaques de la réalité. Il nécessite de la part des partenaires qui y sont engagés, le souci de le vivifier sans cesse, fût-ce par la critique, en mobilisant dans des formes d'échange renouvelées les objets qu'il ordonne.
Notes
317.
BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), op. cit., p. 408