1.2.1. L'accord comme compétence

"Pour s'accorder sur ce qui est juste, les personnes humaines doivent (…) connaître un bien commun et être métaphysiciennes." 329 En effet, l'ensemble de la théorie des Economies de la Grandeur suppose établie comme préalable "la compétence que mettent en œuvre les personnes elles-mêmes pour asseoir leur concorde ou mener leurs disputes." 330 Mais, bien sûr, cette compétence reste toujours marginale dans le discours du sociologue et de l'économiste : "nous nous limiterons, disent-ils, à une construction hypothétique de cette compétence, adaptée aux exigences minimales de l'accord dans une cité." 331 Leur projet n'est pas, en effet, de décrire "comment les personnes (sont) guidées par des principes de cohérence, présents (…) en elles-mêmes, sous la forme de schèmes mentaux" 332 , mais plus de dévoiler ces mêmes principes de cohérence "dans la disposition des êtres à portée, objets, personnes, dispositifs pré-agencés, etc. 333 Certes, il est précisé que "pour juger juste, il faut aussi être capable de reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui correspond" 334 : ainsi, sens moral ou "sens du naturel", capacités à changer de situations ou à faire des rapprochements… tel est "l'équipement nécessaire" dont l'absence ou la défaillance permet de qualifier des personnes de "psychiquement anormales."

Luc Boltanski argumente et développe cette conception de la compétence : "pour saisir les personnes dans leurs opérations de justification et pour clarifier la compétence qu'elles mettent en œuvre quand elles mènent leurs disputes sur le mode de la justice, il est (…) inutile de les doter d'une personnalité au sens de la psychologie, que l'on situe des traits de personnalité dans les premières expériences familiales et sexuelles (comme dans les interprétations analytiques) ou dans les premières expériences sociales. Pour s'orienter dans les mondes où leurs actions sont justifiables, les personnes doivent posséder des capacités de type cognitif (capacité à faire des rapprochements et à reconnaître des équivalences par exemple)" 335 Et plus loin de préciser : "dans notre modèle, les personnes disposent d'une liberté de principe, elles ne sont pas soumises à des déterminismes internalisés, mais à des contraintes externes qui dépendent du répertoire des ressources disponibles dans la situation." 336 C'est donc grâce à la notion de compétence, ainsi posée, que la théorie des Economies de la Grandeur s'ancre dans la sociologie, voire l'anthropologie, en réfutant tout recours à des considérations d'ordre psychologique ou psychosociologique.

"Cette compétence n'est pas uniquement une compétence langagière. (…) Elle doit permettre aussi bien de former des arguments acceptables en justice, que de construire des assemblages d'objets, de dispositifs qui se tiennent, et dont on puisse relever la justesse." 337 En ce sens, la compétence n'est pas seulement un pré-requis essentiel à la théorie des Economies de la Grandeur, elle est aussi l'outil notionnel qui permet de faire le lien entre l'univers métaphysique des mondes de référence, et les terrains de la quotidienneté des acteurs, engagés dans des dispositifs observables : "le recours à la notion de compétence porte en soi la garantie d'un lien fort entre le particulier et le général. » 338 En effet, et c'est ainsi que Luc Boltanski conclut son essai, "seul le terrain nous permet de révéler, par plaques, des morceaux de la compétence ordinaire demeurés jusque là sous-estimés, réduits ou ignorés. 339

Ainsi, cette conception sociologique de la compétence permet d'articuler directement les pratiques sociales dans la plus grande simplicité des objets qu'elles mobilisent, à ces univers idéaux de représentation du bien commun appelés mondes de référence. Cette articulation est rendue possible par la "dépsychologisation" du modèle de la compétence, qui ne permet plus alors de considérer l'expérience intime de chaque acteur en situation de compétence, de prendre en compte les histoires individuelles dans la formation de l'accord collectif et d'admettre que l'on ne puise parfois justifier de ce que l'on fait que par ce que l'on est. Cette compétence, nous semble-t-il, est plus une compétence à disposition des acteurs qu'une compétence des acteurs. La question se pose encore de son élaboration : doit-on l'envisager au seul "niveau socio-historique, qui porte sur la fabrication des compétences actuellement partagées par les acteurs" 340 ? Ou peut-on quand même en faire l'enjeu d'une réflexion plus pédagogique, visant à permettre aux acteurs eux-mêmes de se saisir de cette compétence dans une dynamique, personnellement investie, de professionnalisation?

Notes
329.

BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), op. cit., p. 183

330.

Ibid., p. 420

331.

Ibid. p. 182

332.

Idem

333.

Idem

334.

Ibid., p. 183

335.

BOLTANSKI (Luc), Ce dont les gens sont capables, L'Amour et la Justice comme compétences, op. cit., p. 90

336.

Ibid., p. 91

337.

Ibid., pp. 67-68

338.

DEROUET (Jean-Louis), L'école dans plusieurs mondes, op. cit., p. 284

339.

BOLTANSKI (Luc), Ce dont les gens sont capables, L'Amour et la Justice comme compétences, op. cit., p.134

340.

DEROUET (Jean-Louis), L'école dans plusieurs mondes, op. cit., p. 278