1.2.2. La compétence professionnelle : une modélisation dans l’entreprise

Il n'est pas question pour nous ici de faire le tour de la notion de compétence professionnelle, encore moins d'en proposer une définition stabilisée : nous tentons simplement d'en isoler quelques éléments de représentation, parmi les plus opérationnels et les plus diffusés dans les entreprises. Dans cette perspective, nous nous appuierons particulièrement sur les modélisations de Guy Le Boterf, qui, à partir de sa fonction de consultant en management, s'intéresse à cette notion depuis plus de vingt-cinq ans, en croisant récits d'expériences, explorations théoriques et "fiches techniques", directement exploitables dans des pratiques de formation professionnelle ou de gestion des ressources humaines.

Convaincu qu' "il n'y a de compétence que mise en acte" et que "la compétence ne peut être que compétence en situation" ³⁴¹ , il veut extraire la compétence du modèle taylorien du travail et l'inscrire dans une logique de service et de réseau :

Le second modèle, la compétence de l'acteur, semble compatible avec la notion de compétence, telle qu'elle apparaît dans la théorie des Economies de la Grandeur : "le professionnel compétent est celui qui sait aller au-delà du prescrit, qui sait agir et donc prendre des initiatives. Face à des actions requises, il est considéré qu'il y a plusieurs façons d'être compétent et que plusieurs conduites peuvent être pertinentes." ³⁴³ Mieux, cette représentation managériale de la compétence nous semble pouvoir enrichir, selon quatre aspects, le modèle sociologique de la compétence à la justification .

• Finalisée, non plus sur le poste et l'emploi, mais sur l'employabilité, elle concourt à qualifier l'acteur, dans le double sens du terme : dans une stratégie de la qualification professionnelle, elle participe à une dynamique de professionnalisation, entre professionnisme et professionnalité, entre reconnaissance sociale et intériorisation subjective ; dans une perspective plus psychologique, elle suppose l'acteur susceptible d'être caractérisé par ses qualités propres, irréductibles aux qualités du dispositif et de la situation professionnelle, adaptable par sa personnalité évolutive, qui ne se réduit pas à de simples pré-requis de libre arbitre ou d'équipement mental.
• La métaphore halieutique qui propose de différencier les "mailles" qui identifient la compétence nous semble particulièrement opérationnelle : "une maille trop faible (…) réduit (la compétence) à des capacités opérationnelles qui servent à construire de la compétence mais qui ne sont pas de la compétence. La figure du tango ou le geste du grimpeur n'est pas le savoir enchaîner. Un découpage excessif fait courir le risque de gérer des "compétences en miettes", d'une taylorisation des compétences. Opter pour une maille trop large (…), c'est quitter le niveau des pratiques pour dériver vers des abstractions ingérables." ³⁴⁴ Il nous semble qu'une attention plus constante à trouver la "bonne maille" permettrait dans la conception sociologique de la compétence de réduire progressivement l'écart entre les pré-requis cognitifs décrits sous forme de schèmes élémentaires et le modèle général d'une anthropologie des compétences.
• La modélisation d'une "économie des compétences" permet d'apprécier ses dernières dans leurs dimensions les plus dynamiques : la compétence n'est pas une ressource mise à disposition des acteurs, un déjà-là à mobiliser, mais un savoir-agir que chacun peut développer. La gestion par l'entreprise d'un capital de compétences s'appuie sur leurs possibilités d'accroissement, tant quantitatif que qualitatif : augmentation des compétences par la formation ou le recrutement, optimisation des compétences par l'amélioration des conditions de travail, mise en commun des compétences par le travail en équipe, valorisation des compétences par la promotion des experts. En effet, dans ce contexte, on peut distinguer plusieurs niveaux de compétence :

• Enfin ce modèle de la compétence permet d'apprécier, tout au moins dans ses principales caractéristiques, ce qu'il pourrait en être d'une compétence collective, en équipe ou en réseau. Guy Le Boterf en repère quatre composantes essentielles ³⁴⁶ : une image opérative commune, référentiel collectif construit au fur et à mesure de l'expérience de l'équipe ; un code et un langage communs, qui tissent une complicité entre les acteurs, à partir de l'élaboration d'un "dialecte" issu des situations de travail ; un savoir-coopérer, savoir de l'agir communicationnel qui suppose la collaboration des membres de l'équipe de statut et de culture différents ; enfin un savoir apprendre de l'expérience, qui nécessite que l'équipe fonctionne continuellement en "double piste", agissant et se regardant agir, pour formaliser les conditions de son efficacité.

Ainsi, il nous semble profitable de nous inspirer de cette modélisation managériale, pour permettre l'adaptation du concept sociologique de compétence tel qu'il est défini, entre autres, par Luc Boltanski, au champ particulier des pratiques professionnelles et dans le projet qui est le nôtre des pratiques d'enseignement. Sans perversion du concept, qui rendrait inopérante la référence globale de notre recherche à la théorie des Economies de la Grandeur, la prise en compte, au-delà du simple libre arbitre individuel, d'une psychologie ³⁴⁷ des acteurs, individuelle ou sociale, permet d'inscrire cette compétence dans l'espace de la professionnalisation, dynamique des personnes et de l'organisation.