1.2.3. La compétence en éducation

Les Sciences de l'Education problématisent la compétence d'une manière spécifique, afin d'approcher, dans un même regard, la capacité de l'élève à apprendre et celle du maître à enseigner. Nous ne souhaitons pas évoquer l'ensemble de la littérature du champ sur le sujet, mais seulement en retenir quelques apports.

"On peut aborder cette question de façon très abstraite à partir des débats de la psychologie cognitive, de la didactique, de la linguistique, de l'anthropologie. Le risque est alors de se mouvoir dans un univers de concepts, sans jamais expliciter les représentations des pratiques et du monde social dont les compétences analysées sont solidaires. J'ai choisi la démarche inverse : donner à voir la pratique pédagogique aux prises avec la complexité, sous différentes facettes, et ne reprendre qu'en conclusion la question laissée en suspens la question laissée ici en suspens : qu'est-ce au juste qu'une compétence ?" 348 Décrivant différents aspects des pratiques d'enseignement, qu'il interroge comme un "métier impossible", Philippe Perrenoud tente, au moyen de la notion de compétence, de "penser la synergie, l'orchestration de ressources cognitives et affectives diverses pour affronter un ensemble de situations présentant des analogies de structure." 349 Cette rapide définition rompt avec la conception de Luc Boltanski, qui choisit d'ignorer la dimension affective de la compétence, mais elle n'implique pas non plus un abord essentiellement psychologique de la notion : se référant au concept sociologique d'habitus, professionnel ou personnel, Philippe Perrenoud explique que "l'action pédagogique est orientée par des finalités explicites et des valeurs, mais aussi par des investissements affectifs et des goûts, (qui) se rapportent à des savoirs, (ou) concernent les espaces, l'environnement matériel, le cadre de vie. (…) Pour l'essentiel, (…) les investissements affectifs et les goûts portent sur les personnes et les groupes et participent des relations intersubjectives." 350 Ces ressources affectives sont, le plus souvent, mobilisées spontanément par l'enseignant, sous forme de schèmes inconscients ou de routines. Mais elles peuvent également être sollicitées pour opérer d'importants changements dans sa pratique professionnelle, dans des dispositifs spécifiques de formation continue ou de supervision : "observation mutuelle, écriture clinique, vidéoformation, entretien d'explicitation, simulation et jeux de rôle…" 351 Car la question que pose la notion de compétence ne se limite pas, pour Philippe Perrenoud, à celle de la nature des ressources qui la composent, mais aussi doit aborder le problème des conditions de mise en œuvre de ces dernières : qu'entend-on par cette expression courante "mobiliser des compétences"? "La mobilisation, répond le chercheur, n'a rien de magique : c'est un travail de l'esprit, qui passe par des observations, des hypothèses, des inférences, des analogies, des comparaisons…" 352 Rien de très différent ici de ce que Luc Boltanski décrit comme "équipement mental". Mais Philippe Perrenoud ne se contente pas de cette conception que les cognitivistes inspirés par les modèles de l'intelligence artificielle illustraient par l'image de l'esprit comme un General Problem Solver : la compétence de l'expert répond moins au modèle du circuit d'éléments préordonnés qu'à celui du réseau. Dans le même ouvrage, Linda Allal développe cette proposition : "une compétence est formée de ressources cognitives et métacognitives, ainsi que de composantes affectives, sociales et sensori-motrices qui jouent un rôle parfois déterminant dans l'activation des connaissances. La notion de réseau implique que ces composantes sont reliées de manière fonctionnelle en schèmes organisateurs de l'activité du sujet. En parlant d'un réseau "susceptible" d'être mobilisé, on préserve la distinction (…) entre compétence et performance. Même si le sujet possède une compétence affirmée, il existe toujours des circonstances dans lesquelles il ne parviendra pas à la manifester. (…) L'enseignant hautement compétent en animation pédagogique peut parfois "bâcler" la mise en œuvre d'une situation d'apprentissage." 353 Ainsi Linda Allal introduit la notion de "situation" pour conclure en s'appuyant sur les théorisations que nous avons évoquées : "le (…) problème est le risque de traiter la compétence comme une disposition mentale supra-ordonnée qui convoque et met en scène des éléments subalternes (connaissances, attitudes…) Perrenoud est sensible à ce problème lorsqu'il met en doute "un savoir mobiliser" indépendant des ressources à mobiliser, tel qu'envisagé par Le Boterf. Mais il n'intègre pas, à mon avis, le message essentiel des travaux sur la cognition située : à savoir que c'est l'organisation des connaissances 354 en réseau, telle qu'établie au cours du processus d'acquisition, qui rend plus ou moins probable leur mobilisation dans des situations ultérieures." 355

Cette nouvelle conception de la compétence nécessite que soit plus finement explicité le terme de "situation". En effet, s'il n'y a de compétence qu'en situation et si la situation conditionne la mise en œuvre des compétences, pourra-t-on jamais se représenter la compétence autrement qu'en une multitude de formes, chacune adaptée à sa situation ? Autrement dit, comment penser des "familles de situations" qui n'interdisent pas toute tentative d'opérationalisation de la notion générale de compétence ?

Pierre Gillet propose d'investir la notion pédagogique de "situation-problème" pour modéliser les conditions de mise en œuvre des compétences : "une situation est ni plus ni moins qu'une rencontre de circonstances. On peut dire qu'il y a une situation quand, en fonction d'un enjeu qu'il y introduit, un sujet actif peut, dans un réseau d'événements, saisir des données qu'il organisera en représentation cohérente, lui permettant de développer la représentation d'une tâche. Une situation pose problème quand elle met le sujet devant une tâche à accomplir, dont il ne maîtrise pas toutes les procédures. Un apprentissage se présente comme une tâche qui propose un défi cognitif à l'apprenant. Les capacités et les connaissances nécessaires à la résolution d'une situation-problème constituent la compétence." 356 Ainsi, évaluer une compétence revient à observer et mesurer les procédures mises en œuvre par un sujet pour résoudre une situation-problème exemplaire d'une classe de difficultés. Cette définition de la situation suppose que les difficultés, comme les compétences, soient connues et listées, préalablement à l'activité du sujet qu'il est question de former ou d'évaluer. Philippe Perrenoud ne souscrit pas à une telle conception : "il n'appartient pas à l'observateur de dire si deux situations sont parentes ou non. Certes, il est en droit de repérer des indices objectivables ou de se dire : " Si j'étais à la place du sujet, telle et telle situation me paraîtraient faire partie de la même famille. "L'observateur n'est pas à la place du sujet et c'est à ce dernier qu'il convient de grouper ou dissocier des situations. (…) Cela amènerait à supposer l'existence d'une typologie des situations propres à chaque sujet. Rien n'exige qu'elle soit originale. La culture d'une communauté fournit évidemment des catégories qui aident les individus à structurer leurs représentations. (…) En fin de compte, cependant, c'est la façon dont un sujet particulier relie les situations pour constituer une famille logique - à ses yeux - qui constituerait en dernier instance le champ d'application d'une de ses compétences." 357

Cette personnalisation de la compétence conduit à se demander s'il peut être justifié de parler de compétences collectives. S'il n'y a de compétence que personnalisée, est-il permis de parler d'un savoir-coopérer ? Comment peut-on postuler même l'existence d'une compétence à l'accord ? Philippe Perrenoud reconnaît là les limites de sa conception, en tentant de formaliser les premiers éléments de ce qui pourrait être une compétence des enseignants à la coopération : des connaissances minimales en psychosociologie à partager, des routines à reconstruire, un habitus à apprendre à interroger, des deuils à assumer 358 … Car si "travailler en équipe, c'est partager sa part de folie" 359 , alors on ne peut fonder raisonnablement de coopération que sur l'affirmation que "la lucidité est une compétence professionnelle." 360 A ce prix-là, le savoir-coopérer pourrait être autre chose qu'une injonction normative : une compétence à interroger l'habitus, ferment de professionnalités en constants renouvellements.

Notes
348.

PERRENOUD (Philippe), op. cit., p. 17

349.

Ibid. p. 16

350.

PERRENOUD (Philippe), Le travail sur l'habitus dans la formation des enseignants : analyse des pratiques et prise de conscience, in PAQUAY (Léopold), ALTET (Marguerite), CHARLIER (Eveline), PERRENOUD (Philippe), Former des enseignants professionnels : quelles stratégies, quelles compétences, Bruxelles-Paris, De Boeck et Larcier, 1996, pp. 188-189

351.

Ibid., p. 196

352.

PERRENOUD (Philippe), D'une métaphore à l'autre : transférer ou mobiliser ses connaissances, in DOLZ (Joaquim), OLLAGNIER (Edmée) (et al), L'énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, 1999, p. 57

353.

ALLAL (Linda), Acquisition et évaluation des compétences en situation scolaire, in DOLZ (Joaquim), OLLAGNIER (Edmée) (et al), op. cit. p. 81

354.

Linda Allal se réfère là particulièrement à une théorie de psychologie cognitive ; elle ne mentionne donc que des "connaissances". Mais elle a précédemment décrit la compétence comme mise en réseau d'éléments cognitifs et affectifs.

355.

ALLAL (Linda), op. cit., p. 84

356.

CEPEC, GILLET (Pierre) (dir.), Construire la formation ; outils pour les enseignants et les formateurs, Paris, ESF, 1994, p. 69

357.

PERRENOUD (Philippe), Enseigner , agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude, op. cit., p. 165

358.

Ibid., pp. 109 à 127

359.

PERRENOUD (Philippe), Le travail sur l'habitus dans la formation des enseignants, op. cit., p. 199

360.

Ibid. p. 206