1.2.4. Vers l'interprofessionnalité

L'examen de la notion de compétence, a fortiori de compétence professionnelle, conduit à interroger celles de profession, professionnalisation et professionnalité. Dans quelle mesure doit-on parler du métier ou de la profession d'enseignant est la première question à éclaircir. Philippe Perrenoud propose de caractériser les professions selon six dimensions :

Dans ce cadre, l'enseignant devient professionnel au terme d'un processus, individuel et collectif, que l'on nomme professionnalisation : "c'est le passage du métier artisanal où l'on applique des techniques et des règles vers la profession où l'on construit ses stratégies en s'appuyant sur des savoirs rationnels et en développant son expertise de l'action en situation professionnelle ainsi que son autonomie." 362 Cette opposition traditionnelle "qui voit dans le premier une occupation manuelle et utilitaire (les arts et métiers, les métiers du bois, etc.) ; le second désignant au contraire une occupation dotée d'un certain prestige social (profession libérale)" 363 rappelle l'opposition entre habiletés (ou skills) et compétences : parler de compétence professionnelle expose alors fortement au risque de pléonasme.

Se référant à Jürgen Habermas, Vincent Lang considère moins l'actuel mouvement de professionnalisation des enseignants comme le passage d'une culture du métier à l'émergence de compétences professionnelles, que comme un changement de professionnalité et de professionnisme, autour de "la figure de l'expert-professionnel", née de "la conjonction de (la) fragmentation de l'espace social en sous-secteurs spécialisés et de (la) rationalisation de la légitimation." 364 Autrement dit, "c'est dans la mesure où, dans le champ des interactions sociales, le modèle d'une rationalité instrumentale est privilégié que la figure de l'expert peut dominer" 365 , et que chaque métier ou profession doit opérer sa "reprofessionnalisation". C'est en ce sens que nous souhaitons entendre la qualification de « professionnelles » des compétences étudiées ici : une dynamique individuelle et collective s'inscrivant dans un vaste mouvement de réordonnancement du champ social, une prédisposition à l'articulation des différents champs professionnels grâce à la simultanéité de leurs recompositions.

C'est pourquoi l'accord dont cette recherche prétend dévoiler les modalités est interprofessionnel, et non, comme l'usage dans les établissements spécialisés pourrait l'induire, pluridisciplinaire, trans-sectoriel, méta-institutionnel, etc.

Cherchant à promouvoir la notion de transdisciplinarité contre celle de pluridisciplinarité, Jean-Pierre Chartier, psychanalyste en IMP, montre comment les logiques disciplinaires, référées à des savoirs universitaires clos et mises en représentation dans des dispositifs de formation professionnalisante, conduisent à "des relations qui ne peuvent osciller qu'entre le dialogue de sourds et l'épreuve de force" 366 , quand "les éducateurs (veulent) faire l'éducation de ceux avec qui ils collaborent, et les psys (entreprennent) d'interpréter le comportement des non-psy." 367

Nous réfutons également le recours pour notre recherche, à des différenciations catégorielles ou sectorielles pour décrire de façon privilégiée les conditions favorisant ou empêchant la construction d'accord : "les clivages bien connus entre éducateurs, instituteurs, psychologues, psychiatres, services généraux illustrent bien la difficulté de l'établissement à intégrer dans une unité cohérente cette myriade d'intervenants, qui gravitent avec plus ou moins de bonheur autour de l'usager, avec leurs différents angles d'attaque et leurs différents discours." 368 S'il est éclairant de considérer, comme nous l'avons fait dans la première partie, les logiques socio-historiques qui isolent les différentes catégories d'acteurs, nous devons rompre avec cette approche sectorielle, ne serait-ce qu'au regard des apports de notre première phase d'enquête, où nous avons repéré cette tendance paradoxale des enseignants à ne pas tenir compte de leur catégorie d'origine, éducateurs ou professeurs, et à échanger les représentations de leurs rôles prescrits. Le recours à l'interprofessionnel 369 permet de prendre en compte d'éventuelles logiques différentes mais à condition d’aborder celles-ci comme autant de composantes complémentaires d'un même mouvement général de professionnalisation.

La référence à l'institution permet fréquemment de décrire les organisations en articulant leurs "deux fonctions contradictoires bien que proches, qui sont l'une de cohésion, l'autre de cohérence." 370 Depuis une vingtaine d'années, à partir de pratiques inspirées de modèles "institutionnalistes" (pédagogie institutionnelle, psychothérapie institutionnelle, analyse institutionnelle…), se sont développées de nombreuses études 371 sur les pratiques pédagogiques, éducatives ou thérapeutiques et particulièrement sur leurs modalités d'articulation. On y présente le plus souvent l'institution comme un espace psychique collectif et individuel : "ce qui en chacun de nous est institution - la partie de notre psyché la plus indifférenciée, aussi bien que les structures de la symbolisation - est engagé dans la vie institutionnelle, pour le double bénéfice des sujets singuliers et de l'ensemble concret qu'ils forment et dont ils sont partie prenante, pour leur bénéfice et leur perte, ou leur aliénation." 372 Dans cette acception, l'institution, dans sa dimension inconsciente, représente un espace de transcendance des pratiques individuelles, qui ne nous semble pas compatible avec nos représentations actuelles de l'accord ou de la compétence, supposant un sujet doté de libre arbitre, acteur privilégié de ses propres conduites.

Notes
361.

PERRENOUD (Philippe), Enseigner, agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude, op. cit., p. 131

362.

ALTET (Marguerite), Les compétences de l'enseignant-professionnel : entre savoirs, schèmes d'action et adaptation, le savoir analyser, in PAQUAY (Léopold), ALTET (Marguerite) et alii, op. cit., p.29

363.

BARLOW (Michel), Le Métier d'Enseignant, essai de définition, Paris, Economica - Anthrpos, 1999, p. 6

364.

LANG (Vincent), La professionnalisation des enseignants, Paris, PUF, 1999, p. 34

365.

Idem

366.

CHARTIER (Jean-Pierre), De la pluridisciplinarité à la transdisciplinarité, l'analyste et le psychopathe n°2, in Topique n°33, Paris, EPI, 1984, p. 100

367.

Ibid., p. 106

368.

LOUBAT (Jean-René), Résoudre les conflits dans les établissements sanitaires et sociaux : théories, cas, réponses, op. cit. p. 23

369.

Le pluriprofessionnel, simple juxtaposition de différentes professionnalités, constitue l'en-deçà de l'interprofessionnel, qui suppose au minimum l'articulation de deux dynamiques professionnelles. Transprofessionnalité ou métaprofessionnalité mériteraient des éclaircissements qui n'ont pas place dans cette présente recherche.

370.

BEILLEROT (Jacky), L'institution, textes français contemporains de base, université Paris X Nanterre, Centre de Recherches Education et Formation, 1990, p. 248

371.

Citons parmi les plus proches des objets de notre recherche : KAËS (René) et alii, Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, 1996; ou GOGUEL D'ALLONDAS (Thierry), ADAM (Alfred) (dir), Pathologie des institutions, Toulouse, ERES, 1990

372.

KAËS (René), Psychanalyse, institution, in KAËS (René) et alii, L'institution et les institutions. Etudes psychanalytiques, Paris, Dunod, 1987, p. VI