2.1.2. Un contrat de communication

Ainsi, soucieux tant de la prétention éthique que de l’efficacité pratique ou de la validité épistémologique de cette technique de production de données, nous considérons que la situation d’enquête par entretien requiert « un contrat de communication particulier, posé initialement, (qui) constitue la référence des croyances communes mutuelles des interlocuteurs et que ceux-ci, au cours de l’échange conversationnel, valident ou renforcent (…) par des discours spécifiques. » 381

Luc Boltanski, en comparant l’activité du chercheur à celle d’un magistrat, propose les premiers repères pour établir ce contrat : « comme le juge, le sociologue de la critique met en scène le procès en recueillant et en enregistrant le rapport des acteurs, et son rapport de recherche est d’abord un procès-verbal de ces enregistrements, un rapport des rapports. Il s’astreint, en effet, à suivre les acteurs au plus près de leur travail interprétatif, frayant son chemin au travers des rapports qu’ils ont constitués. Il prend au sérieux leurs arguments et les preuves qu’ils apportent, sans chercher à les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte. Il est attentif à la façon dont les acteurs eux-mêmes construisent des rapports qui se tiennent et qui visent à l’objectivité et à la généralité en opérant un travail de sélection entre ce qui, dans le contexte de l’affaire, peut être dit nécessaire et ce qui peut être laissé à la contingence. Ce travail de simplification accompli par les acteurs vise, en effet, comme celui du sociologue, à constituer une réalité qui se tienne. » 382

Nous avons tenté, au long de cette enquête, d’expliciter et de tenir un tel « contrat de communication » : aucun de nos interlocuteurs n’a ignoré l’objet de notre recherche, ni la motivation initiale de notre engagement. Quelques mois après la réception des questionnaires, nous avons pris contact avec les enseignants qui nous avaient laissé leurs coordonnées, le plus souvent personnelles, pour être associés à la suite de la recherche : privilégiant les établissements les plus accessibles, nous sommes ainsi rentré en relation avec une dizaine 383 de responsables pédagogiques ou directeurs d’établissement auxquels nous avons présenté notre démarche. Comme indiqué dans la lettre d’introduction à notre questionnaire, nous nous présentions comme semblable et différent, à la fois chercheur en Sciences de l’Education et enseignant en EME, et motivé par le désir de faire reconnaître des pratiques de qualité. La qualité de l’accueil que nous avons reçu des enseignants contactés ou de leurs responsables hiérarchiques, et au-delà de l’ensemble des équipes qui les entouraient, semble beaucoup devoir à l’intérêt porté par tous au questionnaire, qui, dans plusieurs établissements, a nourri de nombreux échanges. Aussi, la plupart des interviewés ont commencé par nous questionner afin de connaître les premiers enseignements de la phase précédente de l’enquête. Notre intention explicite fut alors de n’éluder aucune interrogation, soucieux de montrer la richesse des opinions exprimées dans les questionnaires. Le plus souvent, nous étions amené à signifier plus précisément l’objet de la recherche, les relations interprofessionnelles, justifiant alors pour des raisons méthodologiques de ne pouvoir répondre à toutes les demandes de précision.

Nous avons été surpris de constater l’extrême disponibilité de nos interlocuteurs, vraisemblablement reconnaissants que l’on s’intéresse à eux, mais aussi leur vive inquiétude à l’égard de l’enquête : les renseignements fournis ne risqueraient-ils pas de nuire aux élèves ? Une fois rassurés, en particulier sur les conditions de confidentialité, il nous ont confié leurs attentes à l’égard de notre recherche, leur désir en y participant de favoriser des changements nécessaires… L’un d’entre eux, Jean, nous posa même un ultimatum : impossible de compter sur son aide si le seul objectif était la validation d’un diplôme universitaire. Nous avons accepté le marché.

Mais le contrat de communication ne se limite pas à ce protocole formel, où chacune des parties tente de négocier son statut et son rôle. Il s’agit aussi de déterminer ensemble quel est le socle de connaissances commun qui autorise les protagonistes à supposer possible une communication. Les contacts téléphoniques préalables, les temps de visite des établissements, des ateliers ou des classes, les premiers moments de la rencontre avec les enseignants y ont contribué : tester dans un premier jeu de questions et de réponses la capacité du chercheur à interroger, de l’interviewé à informer, des informations à circuler et à nourrir une expérience relationnelle satisfaisante pour chacun… Notre choix, maintenu tout au long de cette recherche, est de tenter d’occuper une position de distance affective et de proximité cognitive avec nos interlocuteurs : écartant poliment les propositions chaleureuses de convivialité (partage des repas dans l’établissement avec les collègues, du goûter dans une classe avec les élèves, ou, à plusieurs reprises, invitation au domicile des enseignants…), volontairement en retrait des sollicitations à l’humour ou à la compassion, nous ne souhaitons éviter aucune demande concernant notre propre expérience d’enseignant. Parfois même, nous l’évoquons spontanément. Par exemple à l’arrivée dans une classe, en remarquant l’affichage mural ou un manuel laissé sur un bureau, nous pouvons commenter, au regard de nos propres choix pédagogiques, ce que l’enseignant laisse apparaître de ses pratiques. Ces échanges informels permettent, le plus souvent, d’établir la conviction commune que la vérité d’une situation d’enseignement en EME ne s’approche que par tâtonnements et approximations successives… C’est lorsque nous sentons que chacun des protagonistes est convaincu que l’autre ne cherche pas à lui imposer sa représentation préfabriquée de l’exercice professionnel, quand chacun semble prêt à convenir que le discours qui va se tenir sera co-construit, que nous introduisons les règles du jeu de l’entretien.

Notes
381.

BLANCHET (Alain), Dire et faire dire. L’entretien, Paris, Armand Colin, 1997 (2ème édition), p. 14

382.

BOLTANSKI (Luc), L’Amour et la Justice comme compétences, op. cit., p. 57

383.

Eglantine, la première enseignante interviewée, ne souhaitait pas que son établissement soit associé à sa démarche ; aussi l’avons-nous rencontrée à son domicile, sans prévenir ses responsables hiérarchiques.