2.2.2. Mises en œuvre

Gaspard raconte (2/485-514):

‘Et à cette époque là, avec André, on faisait du débroussaillage près de St-Tropez et un jour ce jeune, ah ce jeune!, il vient me voir avec sa débroussailleuse, et il me dit’ ‘"Ca a coincé, ça marche plus, etc…"’ ‘Je ne suis pas mécanicien, je lui ai dit:’ ‘"Qu'est ce qu'on fait?’ ‘On n'avait plus de débroussailleuse, il y en avait une en panne ; il ne pouvait plus bosser. Je lui ai dit:’ ‘"Tu te sens?"’ ‘"Tu te sens de quoi?"’ ‘"Eh bien on démonte hein?"’ ‘Il me dit: "Tu sais faire?"’ ‘"Autant que toi. ’ ‘C'est à dire moi manier le tournevis et les clés, je sais faire’ ‘Mais après on a intérêt à bosser bien"’ ‘Alors je suis allé chercher à la lingerie un vieux drap, on s'est installé à un endroit plat, tranquille, personne… et on a démonté. On a tout rangé dans l'ordre, en vérifiant bien, la vis là, la vis là…’ ‘C'était les segments qui avaient cassé autour du piston, le hasard faisait qu'on avait des segments, les mêmes, on a remis les segments, on a tout remonté, on a tout bien nettoyé, on a refait le plein, on a pompé, il a tiré….’ ‘c'est encore une émotion (…) parce que ça a marché.’

Lorsqu’il évoque cette anecdote qui date de plus de dix ans, l’enseignant expérimenté ne retient ni ses larmes, ni ses sanglots. Il revit la situation : le drap déployé sur l’herbe constitue le champ opératoire, l’écran où Gaspard se projette en parlant. Les gestes appuient le discours : en deux mouvements de bras, le tissu est déplié ; minutieusement, de la main, les pièces sont réparties sur la surface imaginée… Les énoncés sont de plus en plus courts, entrecoupés de brefs silences : le regard se perd, se brouille.

Nous touchons là aux limites de la situation d’entretien : l’incarnation de la parole interdit au bout du compte la parole, quand la reviviscence de l’événement convoque trop d’affects. D’ailleurs, comme en témoignent pudiquement les points de suspension, la conversation doit s’interrompre ; l’enregistrement est suspendu le temps de sortir un mouchoir et d’aller à la fenêtre reprendre souffle. Quelques mots embarrassés de chaque partenaire tentent de restaurer un espace de travail, et l’entretien reprend, mais faussé : durant de longues minutes, l’un comme l’autre ne cherchent qu’à reprendre pied, retrouver le fil, tout en se protégeant contre de nouvelles bouffées d’émotion.

Notre intention ne peut donc être, lorsque nous conduisons ces entretiens, d’atteindre cette proximité du sujet interviewé avec son vécu. Nos interventions visent plutôt à guider l’enseignant à l’intérieur d’un espace de parole borné d’un côté par ce registre émotionnel de la réminiscence et de l’autre par les énoncés très généraux, contextuels ou intentionnels, tels qu’ils peuvent être induits par l’aspect formel, archétypal, des situations de départ que nous présentons. Le dixième entretien, conduit avec Danielle, une directrice d’Institut de Rééducation expérimentée, partiellement déchargée de classe, fournit une bonne illustration de ce double mouvement :

Danielle montre, dès le départ, une certaine réticence à s’engager, nous redemandant des garanties sur l’anonymat de l’interview. Malgré nos précisions, elle cherche à dissimuler l’identité de l’élève rebelle qu’elle nous décrit pendant un long moment, avant de s’excuser d’avoir laissé échapper son prénom (10/67). De même, ce qu’elle nous livre des procédures qu’elle met en oeuvre est aussitôt repris, traduit dans les registres déclaratif ou intentionnel : « je la laisse un peu dessiner, c’est un besoin de dessiner » (76-77). Déjà, nous avons spontanément interprété un léger lapsus (l’intelligence de l’élève est qualifiée de « subnormale » pour indiquer qu’elle est vraisemblablement supérieure à la moyenne –10/17) comme un signe d’une difficulté de notre interlocutrice à contrôler son propos. Il n’est pas dans notre intention de la mettre en difficulté ; au contraire, nous souhaitons la sécuriser pour qu’elle puisse, en confiance, nous faire partager ses pratiques dans ce qu’elles ont de plus authentique. C’est pourquoi nos premières relances ne cherchent pas à la contraindre en exigeant qu’elle se focalise sur le moindre de ses actes, mais à la rassurer sur notre capacité d’écoute par la reprise valorisante des informations contextuelles qu’elle nous communique : « vous disiez que cette année, une classe avec des enfants peut-être moins perturbés vous permet plus de souplesse… » (87)

Peu à peu, Danielle montre qu’elle investit cette situation d’entretien : aux formulations normatives («c’est vrai que… ») ou prescriptives (« il faut dire… »), succèdent des énoncés plus performatifs : « je pense… » ou « je crois que… ». Nous nous autorisons alors à rompre avec le rythme plus détendu de la conversation pour nous montrer directif, en énonçant une des relances préalablement convenues : « est-ce que vous avez souhaité au cours des trois années de travail avec cette adolescente parler des difficultés que vous avez avec cette élève à d’autres personnes ? » (149). Par un petit rire, Danielle nous montre qu’elle est soulagée, qu’elle nous fait désormais suffisamment confiance pour s’engager plus dans la situation d’enquête. Notre intervention suivante tient compte de ce changement d’attitude en reformulant des énoncés plus anciens afin de centrer l’entretien sur les procédures exactes employées par l’enseignante : « pratiquement de façon très précise… Vous évoquiez des situations de crise et vous disiez que vous demandez de l’aide à un psychologue. Pratiquement, ça se passe comment ? » (173-175). Quitte à insister quand nous estimons que notre interlocutrice n’est pas assez précise : « Je repose la question (…) Comment ça se passait pratiquement par rapport à ça, cette situation difficile. » (226-233)

Après cette nouvelle sollicitation, l’enseignante tente en quelques phrases de recontextualiser son propos, avant de reprendre à son compte la consigne : « alors, comment ça se passe ? » (242) pour y répondre en se remémorant ses multiples questionnements du moment. Accompagnant cette litanie d’interrogations de mouvements circulaires des mains, comme si elle voulait régurgiter les paroles échangées avec le psychologue, Danielle ne tente plus de contrôler la situation de communication présente mais cherche à incarner le plus possible son propos. Et quand elle affirme que « ça fait du bien d’en parler », nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’elle évoque peut-être aussi sa sensation du moment.

Ce dernier énoncé nous avertit donc aussi du danger que l’affect n’envahisse l’espace de notre conversation, entre connivence et compassion : l’expérience avec Gaspard nous a marqué et nous ne voyons pas beaucoup d’intérêt à revivre une telle proximité émotionnelle avec l’interviewée. Nous choisissons de rompre avec ce registre d’évocation, en invitant Danielle à l’analyse ; nous formulons de nouveaux énoncés normatifs et nous permettons même un « pourquoi ? » que tous les protocoles d’entretien d’explicitation réprouvent : « Pourquoi ? Qu’est-ce qui rendait (l’entretien avec le psychologue) satisfaisant ? On se plaint souvent que les réunions, ça ne sert pas à grand chose… » (295-96) Et notre interlocutrice reprend son propos, certes sans l’investissement précédent, mais en revanche en se positionnant plus fréquemment comme sujet de sa propre action : les « je » remplacent les « on ».

Nous pourrions reprendre ainsi la plupart des entretiens pour montrer comment nous investissons des éléments du modèle de l’entretien d’explicitation pour permettre aux personnes que nous interrogeons d’atteindre « la vérité originelle » de certaines de leurs pratiques, et comment également nous prenons nos distances avec ces techniques, afin de ne pas saturer d’émotion l’espace relationnel.

Certainement, ce que cette recherche d’une « parole incarnée » a le plus apporté à nos différents entretiens, ce n’est pas tant la possibilité offerte aux enseignants d’évoquer, à l’instar de Gaspard, leurs procédures professionnelles auprès des élèves ou avec leurs collègues, que la capacité qu’ils pouvaient ainsi mobiliser pour revivre et communiquer les états de perplexité dans lesquels leurs difficultés professionnelles les plongent. Ainsi, Danielle et l’excès d’interrogations qui l’assaillent ; mais plus encore Carla (12/48-62) aux prises avec « son » élève rebelle :

‘Bon, alors le cours débute, il arrive, donc il faut recommencer quoi ? Il faut quand même le recadrer:’ ‘"Va t'asseoir, ne te ballade pas, prends tes affaires…"’ ‘Enfin il manque toujours un stylo, il manque toujours une règle ; enfin bon, on arrive à se mettre en route mais visiblement l'élève n'est pas du tout intéressé par ce qui se passe, en particulier à ce moment-là, je faisais mathématique, on était quand même dans la phase de l'apprentissage donc en route pour le CAP, ce que je pouvais raconter sur Thalès ou Pythagore, ou sur les fonctions, ça ne passait pas. Et à ce moment-là, ce qui est très perturbant aussi pour l'adulte, moi, je me revois bien, c'est :’ ‘"Comment la classe fonctionne?".’ ‘C'est à dire que les autres sont toujours dans l'attente que cet élève fasse quelque chose et que ça casse le rythme.’

Carla n’évoque pas à proprement parler une « situation circonstanciée », comme l’entend Pierre Vermersch : les ruptures dans le fil du discours procédural sont nombreuses, et montrent l’ingérence constante de la généralisation sous forme de croyances, de jugements… Mais justement, l’irruption de ces éléments cognitifs dans l’agi de l’enseignante exprime le trouble qui est le sien, et témoigne du conflit intérieur qui l’anime, entre vécu persécutant et rationalisation surmoïque.

A l’opposé, nous avons parfois suggéré aux personnes interrogées, non plus d’évoquer la réalité vécue, mais d’imaginer ce qui pourrait advenir, mieux, de rêver à voix haute :

‘Quand vous imaginez comme ça, une structure plus maternante dans l'établissement, vous pourriez essayer d'en donner quelques éléments, même si ce n'est pas un projet, même si c'est plus un rêve qu'un projet…’

Ainsi, Nadine (4/320-48) s’anime peu à peu en évoquant des souvenirs d’enfance, avant de décrire précisément un épisode de la vie de sa classe, marquant chaque propos d’un geste précis, dans un jeu de regards qui ne nous est aucunement destiné : repasser, ne pas regarder, manipuler, baisser les yeux…

‘Il faudrait que ce soit un lieu où les enfants se sentent bien avec quelqu'un qui les écoute sans toutefois les…(…)’ ‘Ca pourrait être comme une maison, un lieu de vie avec peut-être une cuisine, avec une vie qui se fait…’ ‘Enfin je vois comme on fait soi avec ses propres enfants, quand ça ne va pas, on ne dit pas: "Tiens on va s'asseoir tous les deux dans le canapé, on va parler…"’ ‘On continue sa vie, on bricole, on…’ ‘Enfin moi, même avec eux souvent, je trouve que c'est plus facile quand on est en train de faire quelque chose.’ ‘Moi quand j'étais gamine, j'ai l'image de ma mère quand elle faisait du repassage, elle regardait son linge, moi je la regardais repasser et c'était vraiment là qu'on communiquait ou quand elle faisait la cuisine, quand mon père faisait du jardinage.’ ‘Moi j'ai besoin de… ’ ‘Avec eux quand on est autour de cette table rouge, là c'est très… géographiquement, c'est très important, c'est très symbolique, c'est qu'on fait quelque chose où on brasse un peu du papier, de la matière, et c'est toujours là, jamais là, que les choses viennent…’ ‘Je ne les regarde pas.’ ‘Ils me parlent, je continue à faire mon truc, donc ça passe comme ça’